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circuler. À partir de là, notre position n’eut rien de très-flatteur. Pendant le jour, à la rigueur, on pouvait s’y faire, mais la nuit venue — et quand mes compagnons endormis, au lieu de garder leur position perpendiculaire, ballottaient de droite et de gauche au gré du roulis, — on ne savait littéralement plus que devenir, et je dus souvent, plusieurs heures de suite, servir de matelas à quelqu’un de nos Hadjis dont les ronflements en faux-bourdon m’empêchaient moi-même de dormir. Parfois aussi, mon voisin de droite et mon voisin de gauche se donnaient rendez-vous sur mes genoux ou sur ma poitrine, sans qu’il me fût permis de les réveiller, sous peine de commettre un péché des plus graves.

Vers midi, le 10 avril 1863, un vent favorable gonfla les voiles de notre petit navire qui glissait sur l’eau comme la flèche. À notre gauche, courait l’étroite langue de terre dont j’ai parlé ; nous avions à droite, couverte de forêts et poussant jusque dans la mer elle-même ses derniers contre-forts, la montagne sur laquelle s’éleva naguère le palais Eshref, bâti par Shah Abbas, le plus illustre des rois de Perse. La beauté de la saison printanière ajoutait au charme de notre expédition qui pour moi ressemblait à celle des Argonautes, et, malgré la gêne à laquelle j’étais soumis, je me sentais dans les dispositions d’esprit les plus favorables.

Il y eut vers le soir une accalmie ; nous jetâmes l’ancre près du rivage et on nous permit de venir tour à tour faire notre thé sur le petit fourneau du navire. Ayant quelques morceaux de sucre dans les plis de ma ceinture, j’invitai Yakoub, qui se trouva fort honoré de prendre un bol de thé avec nous, car Hadji Salih et Sultan Mahmoud étaient de la partie. Le jeune Turkoman se montra fort bavard et se mit à nous raconter une foule d’anecdotes, la plupart relatives à ces Alaman (les Turkomans appellent ainsi leurs expéditions de maraude) qui sont ici le sujet favori de tous les entretiens. Ses yeux, habituellement très-vifs, rivalisaient alors d’éclat avec les étoiles scintillant au-dessus de nos têtes ; sa verve, en effet, se trouvait stimulée par le désir de se concilier les pieux Mollahs sunnites auxquels il croyait avoir affaire ; il insistait pour cela sur les détails des combats livrés par lui aux mécréants shiites et sur le nombre des hérétiques maudits qu’il avait su réduire à la condition d’esclaves. Mes deux amis ne tardèrent pas à s’endormir à côté de moi. Pour mon compte particulier, je ne me lassais pas de ces récits dramatiques, et ce fut seulement vers minuit que le narrateur battit en retraite. Il me dit, avant de se retirer, qu’il était chargé par Nur-Ullah de me conduire sous la tente de Khandjan, chef turkoman, à l’hospitalité duquel j’étais spécialement recommandé. Yakoub ajouta que l’idée de Nur-Ullah lui paraissait bonne, car je ne ressemblais pas au reste des Hadjis et ne devais pas être confondu avec eux.

« Khandjan, poursuivit-il, est l’Akasakal (ou chef) d’une race puissante, et, même du vivant de son père, pas un derviche, pas un Hadji, pas un étranger n’aurait osé traverser Gömüshtepe sans goûter de son pain et de son eau. Puisque vous venez du pays de Roum (la Turquie), il vous fera certainement bon accueil et vous me saurez gré de vous avoir présenté à lui. »

Le temps devint mauvais dans la matinée du lendemain et notre marche en fut beaucoup plus lente ; il était déjà presque nuit quand nous arrivâmes devant Ashourada, la plus méridionale des possessions russes en Asie. Il y a vingt-cinq ans à peu près que ce poste est définitivement tombé des mains du czar ; peut-être serait-il plus exact de dire qu’il lui appartient depuis l’époque où les Russes, lançant des bateaux à vapeur sur la mer Caspienne, ont peu à peu limité les pirateries des Turkomans et gêné la marche de ces hardis croiseurs, qui débarquaient tour à tour sur divers points de la côte des bandes de maraudeurs, l’effroi des provinces adjacentes. Le nom même d’Ashourada dérive du dialecte turkoman. C’était jadis un endroit désert, simple rendez-vous où se rencontraient les embarcations destinées écumer la mer Caspienne. Aujourd’hui, le voyageur qui vient de Perse trouve là une petite cité maritime dont le premier aspect produit une impression favorable. Les maisons groupées à l’extrémité orientale de ce long promontoire que nous avons décrit ne sont pas, il est vrai, très-nombreuses ; mais la tournure européenne des constructions, et surtout cette église dont le clocher attire l’œil, ne me laissèrent pas indifférent. Les steamers de la marine militaire me rendaient encore plus présents les souvenirs du monde civilisé. Les Russes en ont attaché trois, deux grands et un petit, au service de cette station lointaine. C’est à ce prix, et moyennant leur protection continuellement requise, que les colons russes et les bâtiments de commerce, venus d’Astrakhan, peuvent braver l’attaque des pirates indigènes. Ce n’est pas en pleine mer, remarquons-le, que les bateaux marchands ont quelque chose à craindre ; mais ils ne sauraient approcher la côte sans être escortés par un de ces vapeurs dont la protection leur est également nécessaire pour la traversée de retour. Le gouvernement moscovite fait naturellement les plus grands efforts et se soumet aux dépenses les plus considérables pour réformer les habitudes déprédatrices des Turkomans. L’intensité du fléau, grâce à lui, n’est plus tout à fait la même ; mais l’établissement d’une sécurité complète sera longtemps impossible, et Gömüshtepe voit encore arriver, chargés de chaînes, maints et maints captifs persans, parfois même quelques matelots russes. Dans les eaux turkomanes, cependant, les croisières de jour et de nuit sont littéralement incessantes, et toute embarcation indigène qui de la côte orientale veut se rendre au midi sur quelque point des rivages persans, doit être pourvue d’une passe dont le prix annuel varie, suivant l’importance du navire, de huit à dix ou même quinze ducats. Ce permis de circulation, renouvelable à la fin de chaque année, doit être exhibé toutes les fois que le bâtiment fait escale devant Ashourada. Les agents russes le visitent alors pour s’assurer qu’il ne porte ni captifs ni armes de guerre, ni autres marchandises de contrebande. Cette réglementation salutaire a eu pour conséquences l’enre-