Page:Le Tour du monde - 12.djvu/62

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ver à leur gré le chiffre de leurs prétentions. Le Persan, même dans le malheur, conserve l’esprit de ruse qui caractérise sa race ; il cherche invariablement à dissimuler sa position réelle et s’attire par la les traitements les plus durs, jusqu’au moment où ses proches, attendris par les lamentations qu’il leur transmet, se sont laissé arracher la somme requise, en général la plus forte qu’on ait pu tirer d’eux. Les tortures ne cessent qu’à l’arrivée de l’argent. Dans l’autre hypothèse, au contraire, les deux parties se trouvent lésées. Le capteur, après beaucoup de frais exposés, n’obtient jamais que le prix courant de l’objet qu’il envoie sur le marché aux esclaves, et le malheureux Persan, transporté à une distance énorme de son pays natal, est à peu près certain de ne le revoir jamais. On comprend ce que vaut en ces matières l’expérience d’un homme pareil à Kulkhan, et quelle pitié mérite le malheureux destiné à passer par les épreuves dont il a le secret. Sa dernière victime lui fut livrée avant le soir, et dès le lendemain matin nous nous remîmes en route, après qu’Allah Nazr, d’ailleurs aussi bon Turkoman que notre guide, nous eut chaleureusement pressés sur son cœur.

Ce jour-là, je fis connaissance avec le panier de bois qui devait me servir d’équipage ; quelques sacs de farine me tenaient en équilibre, Hadji Bilal se privant pour cette fois du plaisir problématique de voyager à dos de chameau. Nous marchions toujours vers le nord ; et à peine avions-nous fait deux lieues que, la verdure cessant tout à coup, nous nous trouvâmes sur les terres salées du Désert, dont l’odeur forte et l’aspect sinistre ne flattaient ni le nez ni le regard. Nous en avions sous les yeux un excellent échantillon dans cette espèce de promontoire bas qu’on appelle Kara Sengher (muraille noire) qui se dresse à huit milles de distance, au nord de Gömüshtepe. Plus nous nous rapprochions de cette hauteur, plus le sol devenait mou ; à la base du promontoire, un véritable marais se rencontra sous nos pas, et nous n’avançâmes plus qu’avec des difficultés toujours croissantes au milieu de cette boue presque liquide, où le pied spongieux des chameaux glissait pour ainsi dire à chaque pas. Ma monture témoigna de telles dispositions à me précipiter dans la fange, moi et mon panier, que je préférai descendre proprio motu. Après avoir piétiné pendant plus d’une heure dans une espèce de bouillie noire et puante, nous arrivâmes enfin à Kara Sengher (muraille noire). Non loin de là se trouvait l’ova de Kulkhan, où nous fûmes bientôt rendus.

Une grande surprise m’y attendait. Notre hôte m’ayant immédiatement conduit dans sa tente, — avec recommandation très-expresse de n’en pas sortir jusqu’à ce qu’il m’appelât, — je ne me trouvai pas tout à fait à mon aise quand je l’entendis invectiver ses femmes, les accuser de ne jamais savoir où étaient les chaînes, et leur enjoindre de les lui apporter sans retard. Les cherchant lui-même d’un air sombre, il rentra mainte et mainte fois près de moi sans m’adresser une seule parole ; de plus, Hadji Bilal ne se montrait pas, lui qui m’abandonnait si rarement à moi-même. Plongé dans les réflexions les moins rassurantes, j’entendis enfin le tintement des anneaux de fer glissant l’un sur l’autre, et je vis arriver, traînant après ses pieds meurtris une chaîne pesante, le pauvre Persan que nous avions emmené avec nous ; c’était pour lui qu’avaient eu lieu tous les préparatifs dont je m’étais si fort préoccupé. Notre hôte ne tarda pas à paraître. Quand nous eûmes pris le thé qu’il nous fit servir, il me pria de le suivre et me conduisit sous une tente qu’il avait fait dresser dans l’intervalle, afin de me ménager une surprise. Tel était le secret de sa conduite énigmatique. Nonobstant cette marque de courtoisie, je ne me sentais aucun attachement pour cet homme, et la différence qui existait entre lui et Khandjan sera suffisamment manifeste aux yeux du lecteur, quand on saura que cette première tasse de thé fut l’unique aliment dont il me gratifia pendant les dix journées ou je résidai chez lui. On m’informa plus tard de certaines trahisons qu’il avait préméditées à notre égard et auxquelles il eût certainement donné suite, si Kizil Akhond, dont il avait grand’peur, ne lui eût recommandé de me traiter avec tous les égards imaginables.

La tente que j’occupais maintenant en commun avec dix de nos associés n’était point la propriété de Kulkhan, mais bien celle d’un de ses compatriotes qui s’était joint à nous, ainsi que sa femme, issue de la tribu des Karakalpak, et qui, avant leur union, lui avait appartenu comme esclave. L’objet de leur voyage à Khiva était que cette femme, enlevée la nuit par surprise à son mari qu’elle avait laissé couvert de blessures, pût faire constater le décès de ce premier époux. Elle désirait aussi savoir par qui ses enfants avaient été achetés, s’ils vivaient encore, et dans quels parages ; enfin, — son souci principal, — ce qu’était devenue sa fille, une enfant de douze ans, belle entre toutes, et dont elle ne parlait jamais que la larme à l’œil. Laborieuse et fidèle au delà de ce qu’il pouvait attendre, cette pauvre femme avait si bien captivé son nouveau maître, qu’il avait consenti à faire avec elle ces recherches. Je m’amusais parfois à lui demander ce qui arriverait si le premier mari avait survécu, mais cette perspective ne lui inspirait aucune crainte, la loi du pays lui garantissant l’état de choses actuel : — « Le Nasib (le destin), disait-il, le Nasib a voulu que Heidgul (Rose-de-Fête) devînt ma compagne ; et qui donc a jamais prévalu contre le Nasib ? »

Parmi les autres voyageurs récemment arrivés pour se placer sous la conduite d’Ilias, je dois mentionner aussi un derviche, nommé Hadji Siddik, hypocrite consommé, qui allait à peu près nu et voulut, pendant la traversée du Désert, servir de groom à nos chameaux. Une fois arrivés à Bokhara, — mais seulement alors, — nous apprîmes que ses misérables loques recélaient une soixantaine de ducats.

Nous logions tous pêle-mêle dans les tentes encombrées, espérant bien que le kervanbashi de Son Altesse le Khan ne nous ferait pas attendre indéfiniment le jour du départ. Ce temps d’arrêt ne plaisait à personne ; pour mon compte, je voyais diminuer si rapidement ma pro-