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eussions aperçu la moindre tente. En outre, nous nous trouvâmes vers le soir, au sein de hauteurs sablonneuses, et je pus me croire transporté encore une fois dans le Désert.

Nous gagnâmes, la matinée suivante, un village Ozbeg qui dépend d’Akyap. Ici finissait absolument le Désert qui sépare Gömüshtepe de Khiva. Les habitants étaient les premiers Ozbegs qu’il m’eût été donné de rencontrer ; nous trouvâmes en eux de fort braves gens. Selon l’usage du pays, nous fîmes, dans leurs domiciles respectifs, une tournée de visites et nos fatihas eurent pour résultat une collecte abondante. Je revis de plus, après un long intervalle, quelques objets de provenance occidentale, et ces vestiges d’une terre aimée firent bondir mon cœur dans ma poitrine. Il nous aurait été facile de parvenir le jour même jusqu’au domicile d’Ilias, car ici commence son village natal[1], peuplé de Yomuts du Khiva ; mais notre ami le nourrisseur nous retint à deux lieues de son logis, chez son oncle Allahnazr Bay, riche propriétaire, qui nous fit un excellent accueil. Le premier juin, nous fîmes chez Ilias notre entrée solennelle, au milieu d’une foule de ses parents et amis accourus pour nous souhaiter la bienvenue. Il offrait de me loger sous une tente fort propre et suffisamment meublée ; mais je préférai son jardin où m’appelait l’irrésistible séduction de quelques arbres aux cimes touffues. Sevré de verdure depuis si longtemps, j’avais soif de me retrouver seul sous l’abri mobile et le frémissement harmonieux de ces frais ombrages.

Pendant les deux journées que je passai au milieu de ces Turkomans à demi civilisés, à demi sédentaires, à demi nomades, je fus étonné surtout de l’aversion qu’ils manifestaient pour tout ce qui ressemble à une résidence ou à un gouvernement fixe. Encore qu’ils habitent depuis plusieurs siècles dans le voisinage immédiat des Ozbegs, ils n’en ont pas adopté les mœurs, et ils évitent avec eux tout rapport, bien qu’issus d’une souche commune et parlant le même idiome.

Rafraîchie et ravitaillée, notre caravane poussa vers la capitale. Nous traversâmes Gazavat où se tenait une espèce de foire hebdomadaire, et qui nous donna un premier aperçu de la vie khivane. La nuit s’écoula dans une prairie en avant de Sheikhlar Kalesi.


VIII

Arrivée à Khiva ; — Un protecteur bien choisi. — L’Afghan me compromet encore. — Shükrulla Bay. — Le Thobaz. — L’audience du Khan. — L’appétit aux abois. — Si savant et si petit mangeur ! — Ignorance et préjugés. — Questions d’oisifs. — Hadji Ismaël et ses aventures médicales. — Ma calligraphie mise à l’épreuve.

À mesure que nous approchions de Khiva, la végétation devenait de plus en plus luxuriante. Les environs sont peuplés de petits enclos rustiques qu’ombragent de hauts peupliers, au milieu de prairies à l’herbe dense et de champs fertiles.

La capitale du pays, elle-même, s’élevant avec ses dômes et ses minarets au milieu de ces jardins, impressionne favorablement le spectateur qui la contemple dans le lointain. Un des traits caractéristiques du paysage est, parmi les cultures, la projection d’une langue de terre stérile appartenant à l’aride désert de Merv : il s’étend jusqu’à une lieue de la ville. Cette espèce de cap est désigné sous le nom de Töyesitchti.

Se figurera-t-on bien dans quelle situation d’esprit je me trouvai, au seuil de Khiva ? Je savais que le khan de Khiva, dont la cruauté révoltait jusqu’aux Turkomans eux-mêmes, se montrerait plus inexorable qu’aucun de ses sujets si, par aventure, je lui inspirais la moindre méfiance. Il avait coutume, disait-on, de réduire en esclavage tous les étrangers suspects ; ainsi venait d’être traité un natif de l’Indoustan, qui prétendait une origine princière, et n’en était pas moins attelé maintenant, avec les autres esclaves, aux fourgons de l’artillerie. Mes nerfs étaient surexcités au dernier point ; cependant la peur, à proprement parler, n’avait guère de prise sur moi, une longue habitude m’ayant familiarisé avec le danger. Depuis trois mois, j’avais constamment devant les yeux cette mort violente qui, dans les entreprises comme la mienne, est encore le péril le moins redoutable ; aussi, loin de me laisser aller à la crainte, je ne songeais qu’aux moyens par lesquels je pourrais, si j’y étais réduit par les circonstances, déjouer la surveillance jalouse d’un tyran bigot[2]. Je m’étais procuré, chemin faisant, d’exactes informations sur tous les Khivites d’une certaine notoriété qu’on avait pu voir à Constantinople. Celui dont le nom revenait le plus fréquemment était un certain Shükrullah Bay, lequel avait appartenu, pendant une dizaine d’années, à la cour du sultan. Je me rappelais vaguement sa physionomie, l’ayant vu à plusieurs reprises chez Ali Pacha, présentement ministre des affaires étrangères. — Cet individu, me disais-je, sera, qu’il le veuille ou non, une de mes relations anciennes : il connaît Stamboul, la langue qu’on y parle, la vie qu’on y mène, les grands personnages qu’on y rencontre, et comme, jouant le rôle d’un Stambouli, je me chargerais de mystifier le Constantinopolitain le plus madré, l’ex-ambassadeur du Khan de Khiva ne pourra ni me désavouer ni s’empêcher de servir mes projets.

Au seuil même des portes, nous vîmes venir à nous plusieurs fidèles Khivites, des mains desquels, sans descendre de chameau, nous reçûmes du pain et des fruits secs. Il y avait longtemps que d’aussi nombreux pèlerins ne s’étaient montrés dans la ville ; aussi excitions-nous un étonnement général, et les exclamations les plus enthousiastes arrivaient de toute part à nos oreilles : « Aman eszen geldin ghiz (soyez les bienvenus),

  1. Le village Tartare (aoul ou oram) s’entend d’un district à la surface duquel se dispersent, parmi des prairies et des terres cultivées, les tentes et les habitations des gens du même aoul.
  2. M. Vambéry portait sur lui, soigneusement dissimulées dans les plis de son vêtement, quelques pilules préparées à son usage par le docteur T., médecin du shah de Perse. Elles l’eussent au besoin dérobé, par une mort plus douce, à d’effroyables tortures.