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avec des égards spéciaux, le premier osmanli qui soit jamais venu de Constantinople et Kharezm[1]. »

Ces flatteuses prévisions ne furent point déçues. Dès le lendemain, je vis arriver un yasaul (messager de cour), lequel m’apportait, avec un léger présent de Son Altesse, l’ordre de me rendre, le soir même, à l’Ark (c’est-à-dire au palais), vu que le Hazret[2] attachait le plus grand prix à recevoir les bénédictions d’un derviche né dans la Terre sainte.

Ayant promis d’obéir, je me transportai une heure d’avance au logis de Shükrullah Bay ; et comme il désirait assister lui-même à l’entrevue, il m’accompagna au palais du roi, très-voisin du medresse, en me donnant ses avis, tandis que nous faisions route ensemble, sur les divers points d’étiquette auxquels je devais prendre garde. Il me parla aussi de ses différends avec le Mehter (nous dirions le ministre de l’intérieur), qui, voyant en lui un rival redoutable, ne négligeait aucune occasion de lui faire tort, et voudrait peut-être, par ricochet, me ménager un accueil défavorable. En ce moment le Koushbeghi et le frère aîné du roi se trouvant à la tête des troupes engagées contre les Tchaudors, le Mehter occupait provisoirement les plus hautes fonctions de l’État. L’usage, puis une impérieuse nécessité m’obligeaient à le visiter d’abord, son bureau étant situé sur une avant-cour par laquelle nous avions à passer pour nous rendre à l’appartement royal.

Presque chaque jour, dans ce moment-là, se tenait une arz (audience publique), grâce à laquelle la principale entrée du palais, comme aussi la plupart des salles que nous traversions, étaient encombrées par des pétitionnaires de toute classe, de tout sexe et de tout âge.

Je trouvai le Mehter dans une salle à moitié remplie de ses subordonnés qui saluaient d’un sourire approbateur la moindre parole de leur maître. Son teint basané, la longue barbe épaisse qui tombait jusque sur sa poitrine, le désignaient assez comme Sart (d’origine persane). Ses vêtements mal faits, son énorme bonnet de fourrure, étaient en harmonie avec ses traits grossiers et sa tournure inélégante. En me voyant approcher, il adressa aux gens de son entourage immédiat quelques paroles prononcées avec l’accent de la raillerie. J’allai droit à lui, et, après l’avoir salué le plus sérieusement du monde, je pris aussitôt la place d’honneur qui revient de droit aux derviches. Suivirent les prières d’usage, et, lorsque toute l’assistance eut dit « Amen » en se caressant la barbe, il y eut, entre le Mehter et moi, un cérémonieux échange de ces civilités que réclame l’étiquette orientale. Le ministre tenait à étaler son esprit ; il fit observer qu’à Constantinople les derviches eux-mêmes étaient élevés avec soin et parlaient généralement arabe ; ceci, bien que je me fusse uniquement servi jusque-là du dialecte de Stamboul. Il ajouta que le Mazret (à ces mots chacun se leva de son siége) avait manifesté le désir de me voir. Il serait charmé d’apprendre que j’eusse apporté avec moi quelques lignes du sultan ou de son ambassadeur en Perse. À ceci je répondis que mon voyage n’avait aucunement trait aux choses de ce monde, et que je ne demandais rien à personne ; mais que, pour ma sécurité personnelle, je m’étais muni d’un firman impérial en tête duquel était le tugra (le sceau du sultan). Je lui remis alors mon passe-port imprimé, qu’il baisa respectueusement et passa sur son front, à plusieurs reprises, comme pour rendre hommage à l’autorité suprême d’où émanait ce précieux document. Ensuite il se leva pour aller le déposer entre les mains du khan, et, revenu presque aussitôt, me dit que je pouvais pénétrer dans la salle d’audience.

On leva le rideau, et je vis devant moi Seid Mehemmed Khan, Padishahi Kharezm, ou plus prosaïquement le khan de Khiva, sur une espèce d’estrade, accordant son bras gauche à un coussin de velours et tenant de la main droite un sceptre d’or plus court que je ne l’aurais supposé.

Suivant de point en point le cérémonial prescrit, j’élevai d’abord les mains par un geste qu’imitèrent aussitôt le khan et toutes les personnes présentes ; puis je récitai un soura tiré du Koran ; je le fis suivre de deux Allahoumou Sella et d’une prière fort usitée qui commence par ces mots : Allahoumou Rabbena ; le tout couronné par un Amen à voix haute, que je prononçai en me tenant la barbe à deux mains.

Le khan était encore occupé à caresser la sienne, lorsque l’assistance reprit en chœur : Kaboul bolgay ! [3] Le prince, dont je m’étais rapproché, me tendit ses deux mains, et quand la mousafeha[4] eut été échangée entre nous, je reculai de quelques pas, la cérémonie étant terminée.

Le khan se mit à me questionner sur l’objet de mon voyage et les impressions que m’avaient laissées, soit l’aspect du désert, soit les Turkomans, soit Khiva elle-même. Je répondis que j’avais beaucoup souffert, mais que j’étais amplement payé de mes peines par la vue de la Harzrets Djemala[5]. « Je remercie Allah, continuai-je, de m’avoir procuré ce bonheur suprême, et regarde cette faveur du kismet (destin) comme d’un heureux augure pour le chemin qui me reste à faire. » Le roi voulut savoir ensuite combien de temps je me proposais de rester dans sa capitale, et si j’étais pourvu de l’argent nécessaire à mon voyage. Mon intention, lui répondis-je, était de visiter les pieux sunnites dont le sol du Khanta abrite les reliques, et de faire ensuite mes préparatifs pour passer outre.

J’ajoutai, quant à mes ressources : « Nous autres derviches, nous ne prenons aucun souci de bagatelles semblables. Le souffle saint (nef), que le chef de mon

  1. C’est le nom politique ou diplomatique de Khiva.
  2. Titre de souveraineté qui, dans toute l’Asie centrale, correspond au mot « Majesté, » tel que nous l’employons en Europe.
  3. « Puisse ta prière être exaucée ! »
  4. La mousafeha est le salut prescrit par le Koran et durant lequel la main droite et la main gauche de chacune des parties se trouvent posées à plat l’une contre l’autre.
  5. La beauté de Sa Majesté.