Page:Le Tour du monde - 12.djvu/80

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mon séjour chez ces braves gens, si la sourde rivalité du Mehter et du Shükrullah ne m’avait tenu dans un danger permanent, le premier toujours disposé à me nuire pour faire pièce à l’homme par qui j’avais été présenté. Ne pouvant plus songer à contester mon origine turque, il tâchait d’insinuer au prince que j’étais un derviche « pour rire, » et probablement un agent secret du sultan de Bokhara.


Tant par tête (voy. p. 83). — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Comme j’avais été mis au courant de cette intrigue, je ne fus pas surpris le moins du monde, en recevant, peu après ma première audience, une seconde invitation à me rendre chez le kan. Le khan, dont la suite était ce jour-là plus nombreuse qu’à l’ordinaire, me dit avoir appris que j’étais également versé dans les sciences mondaines, et que je possédais un beau style fleuri (le mot local est insha) ; il ajouta qu’il aimerait beaucoup obtenir de moi quelques lignes écrites à la manière de Stamboul. Certain que ceci lui avait été suggéré par le Mehter lui-même, très-fier de sa réputation en fait de calligraphie, et qui s’était fait renseigner par les Hadjis sur l’exacte portée de mes talents, j’écrivis ce qui suit avec les objets de bureau qui me furent présentés séance tenante :


« Très-majestueux, puissant, redouté monarque et souverain ! Noyé dans ta royale faveur, le plus pauvre et le plus humble de tes serviteurs n’oublie pas que, selon le proverbe arabe, — « Ceux qui ont une belle écriture sont dénués d’esprit[1] » et jusqu’à ce jour il a consacré peu de temps à l’étude de la calligraphie ; aussi est-ce uniquement en mémoire du proverbe Persan : « Tout défaut qui plaît au roi est une vertu » qu’il se hasarde à te soumettre ces lignes. »


L’emphase extravagante des titres que je lui donnais, — conformément, du reste, aux usages de Constantinople, — chatouilla délicieusement l’amour-propre du khan. Le Mehter était beaucoup trop stupide pour comprendre le sarcasme caché sous ces fleurs de rhétorique. On m’enjoignit de m’asseoir, et quand on m’eut servi une tasse de thé accompagnée d’un morceau de pain, le khan me pria de causer avec lui. Nous ne parlâmes ce jour-là que de politique. Pour rester fidèle à mon caractère de derviche, je les forçais à m’arracher parole après parole. Le Mether était aux aguets, cherchant sous chaque mot la confirmation de ses doutes. Mais ce fut là peine perdue.

A. Vambéry.
Traduction de Forgues.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Doctores malè pingunt.