Page:Le Tour du monde - 12.djvu/88

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à fait à son aise. Nous ne comptions plus devant nous que six ou huit étapes dont deux seulement où nous ne trouverions pas d’eau à la station, savoir celles du Désert situé entre l’Oxus et Karaköl.

Le lendemain matin nous nous arrêtâmes à Tünüklü, ancienne forteresse en ruines, assise sur une hauteur au pied de laquelle coule l’Oxus, et qui est elle-même couverte de la plus magnifique verdure. Là commence une route qui, dans la direction du nord-est, traverse le désert sablonneux de Khalata Tchöli, autrement dit Djan Batirdigan (Destructeur de la vie). Elle n’est fréquentée qu’en hiver après la chute des neiges, et alors que la route de Karaköl se trouve coupée par les Turkomans qui, à cette époque de l’année, l’Oxus étant pris, circulent sans obstacle par toute la contrée.


Passage des ânes sur l’Oxus. — D’après Vambéry.

La chaleur, sur ces entrefaites, se faisait de plus en plus intense, mais sans trop gêner nos mouvements, attendu que, voyageant de nuit, nous passions la journée entière au bord d’un grand fleuve rempli d’eau douce ; là, nous nous rappelions avec une joie reconnaissante ce que nous avions souffert à Kahriman Ata et ailleurs, dans le vaste désert qui sépare Gomüshtepe de Khiva. Ces agréables réflexions allaient faire place à de cruelles inquiétudes, et les fredaines de quelques aventuriers turkomans nous menaçaient de mortels dangers auxquels nous échappâmes seulement par un heureux hasard. L’aube pointait à peine sur l’horizon quand deux hommes à moitié nus, qui venaient dans une direction opposée à la nôtre, hêlèrent de loin la caravane. Dès qu’ils l’eurent rejointe ils se laissèrent tomber à nos pieds, demandant à plusieurs reprises un morceau de pain. Je fis droit, tout des premiers, à leurs plaintives instances. Restaurés par les premières bouchées, ils se mirent à nous conter qu’ils étaient des bateliers natifs d’Hezaresp, et qu’un alaman Tekke, tombant sur eux à l’improviste, les avait dépouillés de leur barque, de leurs vêtements, de leur pain, épargnant à grand-peine la vie de ces pauvres diables ; les brigands étaient au nombre de cent cinquante, et préméditaient une razzia sur les troupeaux des Kirghis établis dans les environs : « Pour l’amour de Dieu, ajouta un de ces hommes, prenez la fuite ou cachez-vous !… sans cela vous les rencontrerez d’ici à quelques heures, et votre qualité de pèlerins ne vous mettrait pas à l’abri de leurs rapines. Ils vous laisseront ensuite dans le Désert, sans aliments et sans bêtes de somme, car ces kair (ces mécréants), sont capables de tout. » Pour notre kervanbashi, déjà victime de deux rencontres pareilles et qui avait eu grand-peine à s’en tirer les braies nettes, tant de recommandations étaient inutiles. Aussitôt qu’il eut entendu les mots d’alaman et de Tekke, il se hâta de nous faire tourner bride et de battre en retraite aussi rapidement que le permirent nos chameaux surchargés de bagages. Vouloir, avec tout notre attirail, échapper à des Turkomans alertes et bien montés eût été naturellement le comble de la folie ; mais d’après nos calculs, le passage en bateau de cent cinquante cavaliers devait prendre toute la matinée, et tandis que les brigands suivraient la route, retardés par quelques précautions indispensables, nous pouvions regagner Tünüklü et de là, une fois nos outres garnies, nous jeter dans le Khalata où nous avions chance d’échapper. Moyennant des