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cident avait soulevés, je me hâtai d’ouvrir mon havresac et d’étaler aux pieds du douanier les haillons et les bouquins dont j’avais fait collection pendant mon séjour à Khiva. Il jeta autour de lui un regard surpris et demanda, fort désappointé, si je n’avais rien de plus. Hadji Salib, saisissant l’occasion, lui expliqua ce que j’étais, mon saint caractère et l’objet que je me proposais en voyageant ; du moindre détail il fut pris note avec le soin le plus minutieux, et le collecteur cependant ne cessait de me regarder en hochant la tête de la façon la plus significative.

Toutes choses réglées à l’amiable, nous quittâmes Khakemir, et nous n’étions pas en route depuis plus d’une demi-heure, dans une campagne où de magnifiques jardins alternent avec des champs cultivés, lorsque Bokhara Sherif, « la noble Bokhara » comme on l’appelle ici, se montra enfin avec ses nombreux édifices et ses tours massives, presque toutes surmontées d’un nid de cigognes[1]. À une lieue et demie de la ville, ou peu s’en faut, nous traversâmes la Zerefshan. Elle coule dans la direction du midi, et malgré la force du courant, chameaux et cavaliers la passent à gué. Sur l’autre rive subsiste encore la tête d’un pont de pierre qui devait être assez élégamment construit. Dans son voisinage immédiat, les ruines d’un palais, également bâti en pierre. On me le signale comme une des œuvres du célèbre Abdullah Khan Sheibani. À tout prendre, on ne voit aux environs de cette cité, la première de l’Asie centrale, presque aucune trace de son ancienne grandeur.


XI

Bokhara. — Le Tekkie ou grand séminaire de l’Islam. — Rahmet-Bi. — Les bazars. — Magasins d’habits, échoppes à thé, conteurs et acteurs en plein air. — Derviches Nakishbendi.

Notre route aboutissait à la dervaze (ou porte) Imam, située vers le couchant, mais nous ne la franchîmes pas, attendu que notre tekkie se trouvant au nord-est, il eût fallu nous ouvrir un chemin à travers la foule qui encombre le bazar. Nous préférâmes, en conséquence, faire un circuit et longer le tour des remparts. En bien des endroits nous pûmes y constater d’énormes dégradations. De la dervaze Mezar par laquelle nous entrâmes, nous fûmes assez vite rendus au tekkie ou monastère qui devait nous donner asile. Ce vaste bâtiment carré n’a pas moins de quarante-huit cellules ouvrant, au rez-de-chaussée, sur une cour plantée de beaux arbres. Le khalfa (ou supérieur) actuel est le petit-fils du khalfa Hüsein, renommé pour ses mœurs saintes, et dont le tekkie lui-même a pris le nom. L’estime généralement accordée à cette famille est attestée par ce fait, que le petit-fils d’Hüsein est à la fois Imam et Khatib (ou chapelain) de l’émir, position officielle qui me rendait assez fier d’avoir un hôte pareil. Hadji Salih, classé parmi les mürid (ou disciples) du saint, et qui dès lors était regardé comme un membre de la famille, m’avait servi d’introducteur. Le révérend abbé, personnage de bonne tenue et d’extérieur agréable, portant à merveille le turban blanc et l’habit d’été en fine soie, me fit l’accueil le plus cordial ; après une heure d’une conversation aussi emphatique, aussi quintessenciée que possible, ce brave homme, de plus en plus satisfait, se mit à déplorer l’absence du Brdewlat[2] (S. M. l’émir) qui le privait de me présenter immédiatement à la cour.

La cellule qu’il m’assigna, placée entre celle d’un mollah très-savant et celle de Hadji Salih, devenait par là même une chambre d’apparat ; l’établissement, d’ailleurs, était rempli de personnages notables. Sans l’avoir fait exprès, j’étais tombé à Bokhara sur le principal centre du fanatisme islamite. En m’imprégnant de l’esprit qui régnait là, je devais m’y trouver plus à l’abri que partout ailleurs des soupçons officiels et des tracasseries administratives. Le « Rapporteur » avait relaté mon arrivée comme un événement digne d’attention, et Rahmet-Bi, le premier officier de l’émir, chargé de gouverner Bokhara pendant que son maître faisait campagne dans le Khokand, venait d’ordonner que, ce jour-là même, les Hadjis fussent questionnés de près à mon sujet. Mais, aux portes du tekkie s’arrêtait l’autorité de l’émir, et on attachait si peu d’importance aux investigations prescrites par son représentant, qu’on ne jugea même pas à propos de m’en parler. Mes bons camarades répondirent simplement aux promoteurs de l’enquête laïque : « Hadji Reschid n’est pas seulement un bon musulman, mais encore un mollah des plus instruits : élever contre lui le moindre soupçon, c’est se mettre en état de péché mortel. » Toutefois, ils me traçaient en même temps un plan de conduite, et je ne puis attribuer qu’à leurs précieux conseils le bonheur que j’ai eu de quitter Bokhara indemne de toute mauvaise aventure. En effet, sans rappeler la triste fin des voyageurs qui m’avaient précédé dans cette capitale, j’ai pu constater qu’elle ménageait les plus grands périls, non-seulement aux Européens, mais à l’étranger de toute race ; et ceci, parce que le gouvernement y a perfectionné l’espionnage en raison des vices et des mauvaises dispositions qu’il est appelé à réprimer. Maîtres et sujets se valent et rivalisent de perversité.

Je sortis, le lendemain de notre arrivée, sous la conduite d’Hadji Salih et avec quatre de nos compagnons, pour inspecter les bazars de la capitale. La « noble Bokhara, » par l’irrégularité de ses rues, le délabrement de ses édifices, reste bien au-dessous de la moindre cité persane ; une couche épaisse de poussière lui donne le plus misérable aspect ; mais je n’en fus pas moins surpris en me trouvant, pour la première fois, au milieu de la foule qui encombre son principal bazar.

  1. Les rossignols abondent à Khiva, mais on n’y voit pas de cigognes. À Bokhara, c’est tout le contraire ; là, vous ne trouverez guère une tour, un minaret, un édifice de quelque hauteur, où ne perche sur le toit, sentinelle à une patte, l’oiseau en question. Les Khivites raillent à ce sujet les Bokhariotes : — « Chez vous, disent-ils, la cigogne, en claquant du bec, remplace l’harmonieux rossignol. »
  2. Traduction littérale : « le Fortuné. »