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sur le quai, abritent de leur ombre l’inévitable « boutique à thé » avec ses samovars (urnes-bouilloires) qui ressemblent à d’énormes tonneaux de bière. On les fabrique en Russie, à l’usage spécial de Bokhara, et ils permettent d’offrir à tout venant une excellente tasse de thé vert. Sur trois côtés de la place, protégées par des nattes de roseaux, sont maintes et maintes échoppes volantes où on vend du pain, des fruits, des confitures, des viandes chaudes et froides. La foule affamée, qui se presse autour d’elles avec un bourdonnement d’abeilles, nous régale du spectacle le plus curieux. À l’ouest, le quatrième côté du parallélogramme affecte la forme d’une terrasse qui sert en quelque sorte de piédestal à la mosquée Mesdjidi Divanbeghi. Le long de sa façade, sous des arbres clair-semés, des conteurs publics, derviches et mollahs, célèbrent en vers et en prose, tandis que des auteurs les miment à côté d’eux, les actions héroïques des prophètes et des guerriers illustres. À ces représentations en plein vent, les auditeurs et les spectateurs ne manquent jamais, ramenés par une insatiable curiosité.


Une femme de Bokhara. — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

Au moment où j’arrivai, le hasard sembla prendre à cœur d’augmenter l’intérêt de cette scène étrange : nous y vîmes défiler la procession hebdomadaire des derviches nakishbendi, ordre célèbre qui eut Bokhara pour berceau et dont le principal établissement s’y trouve encore. Je garderai toujours le souvenir du tableau que j’eus sous les yeux quand ces sauvages enthousiastes, avec leurs grands bonnets pointus, leurs longs bâtons, leurs chevelures au vent éparses, se mirent à danser en rond, comme des possédés, tout en hurlant un hymne dont chaque strophe était d’abord répétée par leur chef à barbe grise. L’œil et l’oreille ainsi captivés, j’oubliai bientôt ma lassitude. Mon compagnon fut réduit à m’entraîner de force dans une de ces échoppes que j’ai décrites plus haut, et là, quand le précieux shivin[1] nous eut été versé, voulant mettre à profit l’extase où il me voyait : « Que dites-vous maintenant de Bokhara Shérif ? » me demanda-t-il avec une grimace d’exaltation. Je répondis, naturellement, que je m’y plaisais beaucoup ; et bien que mon interlocuteur, né dans le Khokand, ne dût voir ici que la capitale d’un pays ennemi, actuellement en guerre avec ses compatriotes, il n’en fut pas moins charmé que je n’eusse pu résister aux séductions de la principale ville du Turkestan ; aussi me promit-il solennellement que, dans le cours des journées suivantes, il me la montrerait sous ses plus magnifiques aspects.

A. Vambéry.
Traduction de Forgues.

(La fin à la prochaine livraison.)

  1. Le shivin est une espèce de thé plus particulièrement recherchée que les autres.