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sur le seuil, que l’épreuve serait dure et que j’aurais à passer sous le feu croisé des questions les plus embarrassantes ; mais j’étais préparé et, pour me prémunir contre toute surprise, je me montrai moi-même curieux de mille et mille informations diverses. Au lieu de répondre, j’interrogeai ; au lieu de me défendre, j’attaquai ; et le docte aéropage eut à me rendre compte des nuances qui existent entre les différents principes religieux, farz, sünnet, vadjib et mustahab[1].

L’ardeur que je manifestais produisit une impression favorable, et bientôt s’éleva une discussion des plus chaudes sur maints passages de l’Hidayet, du Sherkhi Vekaye et d’autres traités pareils. J’eus grand soin de m’y mêler avec force louanges pour les mollahs bokhariotes que je proclamai supérieurs non-seulement à moi, mais à tous les Oulémas de Constantinople. Je me tirai sain et sauf de cette passe d’armes théologique. Les mollahs, mes confrères, firent comprendre à Rhamet-Bi, par leurs signes et leurs demi-mots, que son « rapporteur » avait commis une erreur grave et que, si on ne voulait pas me reconnaître pour un Mollah des plus distingués, j’étais doué, à tout le moins, de ces éclairs soudains qui portent la lumière divine dans l’âme du vrai croyant.

À partir de cette journée mémorable, ma tranquillité ne fut plus troublée. Je menais une vie régulière s’il en fut. En premier lieu, avant de sortir de chez moi, je m’acquittais de tous les devoirs imposés aux derviches et auxquels, en cette qualité, j’étais astreint. Puis je me dirigeais vers le bazar de la librairie, lequel renferme vingt-six boutiques. Les ouvrages imprimés y sont rares. J’y ai vu, en revanche, là et dans les maisons des libraires (chacun gardant à part lui ce qu’il a de plus précieux), bien des trésors auxquels nos Orientalistes, soit historiens, soit philologues, assigneraient une valeur incalculable. Placé comme je l’étais, je ne pouvais songer à aucune emplette de ce genre, d’abord faute de ressources pécuniaires, mais, ensuite et surtout, parce que la moindre apparence de préoccupations mondaines et de savoir mondain auraient fait tort à mon déguisement. Les manuscrits, en bien petit nombre, que j’ai rapportés de Bokhara et de Samarkand, n’ont pu être achetés qu’avec des peines infinies, et ce fut avec une véritable angoisse que je me vis forcé de laisser derrière moi des ouvrages qui auraient comblé plus d’une lacune importante dans nos études orientales.

En quittant le marché aux livres, je me rendais d’habitude au Righistan (place publique) situé assez loin de là. On y trouve une pièce d’eau entourée d’échoppes à thé ; en se promenant sur le quai, on aperçoit à une des extrémités de la place, l’Arche (palais fortifié) de l’émir, construite sur un escarpement de terrain. Une horloge est placée au-dessus de la porte. L’ensemble est d’un aspect sinistre. Je ne passais guère sans frémir devant ce repaire de tyrannie, où peut-être avait péri plus d’un voyageur venu avant moi, et sous les voûtes duquel, en ce moment même, languissaient, loin de leur pays, isolés de tout secours humain, trois malheureux enfants de l’Europe[2]. Quatorze canons de bronze richement travaillés et d’une longueur exceptionnelle avoisinaient ce portail menaçant. Plus haut, et à la droite du palais, s’élève la Mesdjidi-Kelan, la plus grande mosquée de Bokhara édifiée par Abdullah-Khan-Sheibani.

Au sortir du Righistan, j’allais m’installer dans l’échoppe à thé d’un Chinois de Komul[3], très-familier avec la langue turco-tartare et qui passait pour bon musulman. Ce brave homme me témoignait une véritable amitié, malgré la distance qui séparait nos deux patries. Il se plaisait à m’entretenir de la sienne et entrait dans mille détails sur la beauté du pays, les mœurs des habitants, l’excellence de la cuisine, etc. Mais c’était en matière de thé, surtout, qu’il déployait des trésors d’éloquence. Avec quel enthousiasme ne parlait-il pas de son arbuste chéri et des saveurs variées que présentent les feuilles de la même tige ! Son magasin en renfermait de seize espèces différentes qu’il discernait au toucher[4].

Hadji Salih, dans le principe, m’avait conduit un peu partout ; plus tard, je parcourus seul les divers quartiers de la cité, ses bazars et ses colléges (medresse) ne me réunissant à mes amis que pour répondre aux invitations collectives d’un Tartare chinois, depuis longtemps établi à Bokhara. Parmi les mets indigènes il en est un que je puis recommander en toute confiance à mes lecteurs. Le mantuy, c’est son nom, est une espèce de pudding où la viande hachée s’amalgame avec de la graisse et des épices. On le fait bouillir d’une façon particulière. Sur le feu est placé un chaudron rempli d’eau et dont la partie supérieure est recouverte, sauf un petit espace où l’on glisserait à peine son poing fermé. Au-dessus de cette baie, on dispose trois ou quatre tamis ou sacs solidement fixés l’un à l’autre ; celui de dessous tient au chaudron lui-même par le mastic gluant dont on a pris soin de l’enduire. Dès que l’eau commence à bouillir et lorsqu’une suffisante quan-

  1. Ce sont les préceptes de l’Islam, gradués selon leur importance relative. Farz indique le devoir prescrit par Dieu et transmis par le Prophète : Sünnet est la tradition qui émane du Prophète lui-même, sans inspiration divine. Les deux derniers mots — vadjib et mustahab — s’appliquent à des conseils religieux donnés par les plus récents interprètes du Koran. Les premiers sont obligatoires, les seconds discrétionnaires.
  2. Trois Italiens. La Russie les a délivrés depuis.
  3. Komul est a quarante stations de Kashgar et à soixante de Bokhara.
  4. Je crois devoir en donner la liste compléte : 1o kyrkma ; — 2o akhabar ; — 3o ak kuyruk. Ces trois sortes, qu’on rencontre peu dans l’Asie centrale et la Chine, sont plus usitées en Russie, en Perse, en Europe ; — 4o kara tchaj ; — 5o sepet tchaj. Ces deux-ci, vendues comme le « kinaster » chinois sous forme de briques, ne se boivent que le matin avec de la crème et du sel ; elles passent pour très-stimulantes ; — 6o shibaglu ; — 7o gore shibaglu ; — 8o shivin ; — 9o it kellesti ; — 10o bönge ; — 11o poshun ; — 12o pu-tchaj ; — 13o tun-tey ; — 14o gûlbuy ; — 15o mishk-goz ; — 16o lonka. Ces onze espèces appartiennent à la catégorie des thés verts, les seuls que l’on goûte dans le nord de la Chine et dans l’Asie centrale ; le dernier, le lonka, est regardé comme le plus précieux de tous ; une seule feuille suffit pour parfumer une tasse au moins égale à deux des nôtres.

    L’acheteur, pour apprécier le thé, goûte une feuille déjà passée à l’eau bouillante ; cette feuille, quand il s’agit d’une bonne espèce, est particulièrement fine et tendre.