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partîmes de très-bonne heure. Le troisième jour de voyage, nous relevions à notre gauche le canal de l’Arênapo, qui donne son nom à la baie ; le quatrième jour, nous laissions derrière nous deux îles oblongues qui barrent la véritable embouchure du Japura ; enfin, le cinquième jour, nous touchions à l’entrée de l’Ahuaty-Parana — rivière du maïs — qui se dégorge dans le lit même du Japura, mêle son eau d’un jaune verdâtre à l’eau sombre de ce dernier et lui donne momentanément une couleur grisâtre.

L’Ahuaty, qu’on devrait appeler furo (canal) et non parana (rivière), puisqu’il n’est qu’un bras que l’Amazone étend à travers terres, l’Ahuaty prend naissance, comme on le sait, en deçà du village de Tunantins, ou nous assistâmes à un coucher de soleil radieux et vîmes mourir dans la nuit un Indien nostalgique. Sa longueur est d’environ quarante-cinq lieues ; sa plus grande largeur est de cinquante mètres ; sa profondeur varie de deux brasses à six, et ses plages, très-basses du côté du Brésil, sont élevées de huit à douze pieds du côté de la limite équatoriale. Des zones de roseaux, de cécropias et de palmiers miritis, alternant avec des pans de forêts et des sables arides, composent la physionomie de ses rives. Son eau est moins trouble et son courant moins rapide que ceux de l’Amazone.

Ce qui distingue surtout l’Ahuaty des autres canaux, c’est qu’il a eu l’honneur de servir de borne-frontière aux possessions Hispano-Lusitaniennes. En 1783, un poteau de démarcation ou Padrão, comme disent les Portugais, était placé sur sa rive gauche. Ce poteau, haut de trente-deux pieds, devait servir à montrer aux passants l’endroit où s’achevaient les domaines brésiliens de Jean V, roi de Portugal, et où commençaient les domaines péruviens de Ferdinand VI, roi d’Espagne. Le Portugal avait eu le premier l’idée de la chose, comme l’attestait une longue inscription dans la langue de Camoëns, placée sur les quatre faces du padrão et accompagnée de la devise Justitia et pax osculatæ sunt.

Depuis nombre d’années, ce padrão a disparu avec tous ceux de son espèce placés sur les rives du Javari, de l’Aguarico, de l’Oyapock, du Madeira, etc. Les Indiens ont-ils transformé ce padrão en pirogue ? les riverains en ont-ils fait la maîtresse poutre de leur logis ? Nous ne savons. Peut-être est-il tombé dans l’Ahuaty, qui l’a porté au Japura, le Japura à l’Amazone, l’Amazone à la mer, abîme où sont allés s’engloutir tant de témoignages de la folie et de l’orgueil des nations.

Un souvenir gracieux que nous avons gardé de cet Ahuaty-Parana, ne tient pas, comme on pourrait l’imaginer, à l’étendue de son cours ou à la largeur de son lit, ou même à l’illustration historique de son passé. Non, ce qui l’a gravé dans notre esprit et qui nous revient à cette heure, c’est la découverte inespérée que nous fîmes à l’angle décrit par sa rive droite avec le cours du Japura, d’un énorme buisson de Metrosideros à demi submergé et dont les fleurs pareilles à des plumets pourpres saupoudrés d’or, pointaient par centaines au-dessus de l’eau. Aujourd’hui que l’élégante Myrtacée est naturalisée dans nos orangeries d’Europe, nous ne pouvons la voir sans nous reporter aussitôt en idée à l’endroit où l’Ahuaty et le Japura, le grand canal et la grande rivière opèrent leur jonction.

Satisfait de ma visite au Japura et certain désormais que les diverses bouches dont la science l’avait doté, se bornent à une seule et unique embouchure, j’allais descendre avec ses courants vers la baie de l’Arênapo et regagner le lit de l’Amazone, lorsque mon pilote Mirahña que cette excursion avait mis en goût de vagabondage, me parla de villages édifiés autrefois par les Portugais sur la rive gauche du Japura et qui se trouvaient précisément par notre travers. La tentation était au-dessus de mes forces : j’y succombai et fis mettre le cap à l’est pour couper la rivière au lieu de la descendre. Après une heure d’efforts et de fatigue, nous abordions sur cette rive, en deçà du canal Yahuacaca, qui porte au Japura les eaux noires du lac Amana et de ses affluents. Près de cet endroit, dans le sud, une large baie échancrait la rive. C’est là qu’en 1770, les Portugais avaient fondé un village du nom de San Mathias[1]. J’en cherchai vainement des traces. Sur l’emplacement qu’il avait occupé, s’élevait une maisonnette à toit de palmes, entourée de plants de manioc et de bananiers.

Deux vieillards bruns de peau, un homme et une femme, y vivaient conjugalement ; notre arrivée interrompit le travail manuel auquel ils se livraient. L’homme suspendit à un clou le filet de cordelettes qu’il fabriquait ; la femme cessa de racler sa panelle, large poële sans queue, où cuisait en se desséchant, la farine de manioc destinée à l’alimentation du ménage. Au sourire cordial avec lequel les deux époux nous accueillirent, non moins qu’à leurs félicitations verbeuses en langue Tupi, je crus comprendre que nous étions les bienvenus chez eux.

Par l’intermédiaire de mon pilote Mirahña, je sus que ces vénérables Métis habitaient depuis trente et un ans cette solitude. Un Indien Tapuya absent pour le quart d’heure, les aidait à cultiver la plantation qui entourait leur logis et une propriété plus grande qu’ils possédaient dans l’intérieur de la forêt. Le produit de cette culture assurait non-seulement leur existence, mais leur procurait même une certaine aisance ; les travaux d’intérieur et la préparation de la farine, étaient du ressort de la femme. Le maître et son serviteur bêchaient, semaient, récoltaient et allaient pêcher dans les lacs voisins. L’excédant des vivres était échangé par eux avec les habitants de Cayçara ou d’Ega, contre du sel, des cotonnades du poison de chasse et des engins de pêche.

Le Tapuya que nos hôtes semblaient considérer comme un ami plutôt que comme un serviteur, parut au coucher du soleil. Il revenait de la plantation et en rapportait une hottée de fruits et de racines. En le voyant, point

  1. San Antonio, autre village édifié par les Portugais à l’entrée du Japura, était situé à dix lieues nord de San Mathias et sur la même rive. Les villages de San Joaquim de Coërunas et de São Joao do Principe, leur succédaient, en remontant vers la frontière espagnole. Tous ces villages ont disparu depuis longtemps.