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avaient remonté le cours du Japura jusqu’au delà de ses cachoeiras ou rapides sous le 74e parallèle ; les Macus et les Mirahñas erraient dans l’espace compris entre les rivières Puapua, Cahinary et Apopari, affluents de gauche du Japura.

Déjà à propos de la rivière Iça et des indigènes qui habitent ses rives, il nous est arrivé de parler des Juris, des Passés et des Chumanas, aujourd’hui à demi chrétiens, à demi abrutis et sur le point de disparaître. Les Macus du Japura, leurs anciens voisins, n’ont pas changé de manière d’être et continuent fidèlement les traditions de leurs aïeux. Toujours errants, toujours pillards et toujours affamés, ils grimpent comme des chats au haut des arbres pour prendre dans les nids des oiseaux leurs œufs ou leurs petits dont ils se nourrissent, dorment volontiers sur des radeaux qui leur servent à passer d’un affluent à l’autre ou maraudent la nuit dans les plantations des Brésiliens. Leur manie de manger des racines crues et de dépouiller les arbres de leurs fruits verts, manie que nous attribuons chez eux à une faim poussée à l’extrême, mais dans laquelle, les gens du pays plus forts que nous en anthropologie, ont reconnu l’instinct malfaisant et déprédateur de l’espèce Simiane, cette manie des Macus, leur a valu l’avantage d’être classés dans la famille des grands singes et comme tels, pourchassés à coups de fusil.

Les deux nations du Japura qui ont le mieux résisté aux essais de civilisation, aux épidémies et à l’esclavage auxquels la race des Peaux-Rouges a été exposée deux siècles durant, ces deux nations sont celles des Umaüas-Mesayas et des Mirahñas. Leur ancienneté, leurs forces numériques relativement étendues, la haine qui les divise et l’étrange guerre qu’elles se font depuis un temps immémorial, nous obligent en quelque sorte à leur consacrer ici quelques lignes.

Détachés autrefois de la grande nation des Umaüas dont ils faisaient partie, les Mesayas retranchés aujourd’hui entre le Japura et le cours supérieur de l’Apopari, son affluent de gauche, comptent de mille à douze cents hommes. Leur idiome et leurs coutumes ont subi avec le temps des modifications sensibles. Au lieu du sac-tunique, qu’à l’exemple des races Indo-Mexicaines de l’hémisphère nord, portaient les anciens Umaüas, ces Umaüas modernes ceignent leurs reins d’un écheveau de cordelettes tressées avec le poil de l’Ateles niger. De toute l’Amérique du sud, ce sont les seuls indigènes, que nous sachions, qui se soient avisés de tirer parti de la fourrure presque rase du singe. Une bande de coton teinte en brun et bordée d’une frange de plumes de toucan, est passée dans ce paquet de cordelettes et retombe jusqu’à mi-cuisses[1]. Hommes et femmes portent la chevelure en queue de cheval et, comme les Marahuas du Javari, placent autour de leur bouche dans des trous percés à cet effet, de longues épines de mimosa. Les armes des Mesayas sont avec l’arc, les flèches et la massue, un bâton court, fendu à une extrémité, et qui leur sert comme une fronde, à lancer des pierres.

À l’exemple des anciens Umaüas, les Mesayas façonnent avec la séve laiteuse de l’Hevœa qu’ils nomment Cahechu, des tasses à boire, des tubes, des carquois, des sandales et des seringues en forme de poires dont ils usent en quelques occasions. Comme nous allons retrouver chez les Indiens Muras l’emploi de ces derniers ustensiles et que nous donnerons à leur sujet des détails précis, nous nous bornons ici, en vertu de l’adage non bis in idem, à en constater l’usage chez les Mesayas, mais sans indiquer leur manière de s’en servir.

Les Espagnols du Popayan et les Brésiliens de l’Amazone, se sont trompés en attribuant à ces indigènes un goût décidé pour la chair humaine[2]. S’ils mordent à l’homme et le fait est vrai, cette anthropophagie n’est pas chez eux l’effet d’une dépravation de goût, mais seulement le résultat d’une vengeance qui date de fort loin ; elle ne s’exerce d’ailleurs qu’à l’égard des Indiens Mirañhas, auxquels ces descendants des Umaüas ont juré une haine immortelle. Voici comment les anciens du pays racontent la chose.

Au temps où les bêtes parlaient, des Mirañhas errant le long du Japura, trouvèrent un Umaüa endormi sur le sable. Comme la faim les pressait un peu, ils tuèrent l’individu et le mangèrent quoique maigre. La nation des Umaüas instruite de ce fait par un oiseau du nom de Surucua, proche parent des grues du poëte Ibicus, déclara aux Mirañhas une guerre sans trêve. À partir de ce jour, tout Mirañha qui lui tomba entre les mains, fut religieusement mangé par elle et par un raffinement de vengeance, elle se plut à l’engraisser. Bien des siècles ont dû passer sur cette détermination première des Mesayas, mais les fils, en héritant de la haine des pères, ont eu soin de ne rien changer au programme adopté par ceux-ci et dont nous allons donner la teneur.

Le Mirañha tombé au pouvoir des Mesayas était ramené par eux dans leur village, où sans le perdre de vue, ils le laissaient libre d’aller et de venir. En outre, ils lui donnaient une femme pour préparer ses aliments. Ainsi traité, le prisonnier engraissait à vue d’œil. Après trois mois de cette vie, certain soir que la lune était dans son plein, le Mirañha escorté de quelques guerriers, allait dans la forêt ramasser le bois nécessaire à la cuisson de son individu. Cette lugubre corvée, il l’accomplissait avec une indifférence parfaite et même en fredonnant un air de sa nation, comme pour narguer l’ennemi. Chargé d’une provision de bois, il rentrait au village et l’allait déposer au centre de la place. Là, les guerriers qui l’avaient accompagné, marquaient sur son corps avec de l’ocre rouge, les parties délicates dont ils comptaient se régaler le lendemain ; des danses s’organisaient et le Mirañha y

  1. Cette description est faite d’après un costume de Mesaya que nous nous étions procuré sur les lieux et que les vers ont détruit en partie.
  2. De graves reproches à cet égard atteignirent autrefois la nation des Umaüas et déterminèrent sa division en tribus à têtes plates et en têtes au naturel. L’adoption des têtes plates, fut une manière de protester contre l’accusation d’anthropophagie.