hommes pâlir sous leur masque de bistre, échanger entre eux un regard significatif, puis prendre les rames et s’en servir avec un enthousiasme furieux. Nous rentrâmes aussitôt dans le canal Aru et, malgré l’obstacle d’un courant assez fort que nous avions à vaincre, l’embarcation, bien menée, fila rapidement.
La végétation des bords de l’Aru était presque semblable à celle de son voisin le Camara. Des gyneriums, des plantains d’eau, des alismacées et force labiées microphylles du genre stachytarpheta. Tout cela croissait moitié dans l’eau, moitié dans un sol vaseux, que les derniers débordements de l’Amazone avaient recouvert de limon et de menus branchages. Grâce aux efforts combinés de mes gens, que la peur d’un enrôlement militaire rendait insensibles à la fatigue, nous allâmes dormir à la fin de cette journée dans le voisinage du lac Preto. Le lendemain nous traversions, du sud au nord, ce lac, dont le nom portugais dit la couleur de l’eau, et à six heures du soir nous rentrions dans le lit de l’Amazone. En vingt-trois heures, mes hommes avaient fait onze lieues à contre-courant, tour de force prodigieux, dont ils ont dû conserver la mémoire.
Nous remontâmes d’aval en amont et descendîmes d’amont en aval, comme nous l’avions fait pour les canaux Camara et Aru, les trois furos qui leur succèdent et sont appelés Jurupary, Cayuüana et Cuchiüara ou San Thomé. C’est à l’entrée de ce dernier canal, du côté du fleuve, que les carmes portugais avaient fondé autrefois, comme nous l’avons dit, une première Mission, qu’ils abandonnèrent pour aller l’édifier sur la rive droite du Coary.
Souvenir du canal Aru.
Cette exploration des cinq bras que l’Amazone plonge dans le Parus, nous prit neuf jours et des mieux employés du voyage. Durant ce temps, nous ne rencontrâmes d’autres humains qu’un Indien Mura et sa femme, établis au bord du lac Surubi, sur la rivière des Purus. Ces individus, qui se disaient chrétiens, bien qu’ils me parussent d’humeur aussi farouche que leurs sauvages congénères des lacs du Japura, consentirent d’assez mauvaise grâce à nous céder du poisson frais et des bananes, en échange de quelques feuilles de tabac.
Le neuvième jour de ce voyage en zigzag, assis et déjeunant sur une jolie plage de sable fin, à l’endroit où le Purus et l’Amazone se rejoignent à angle droit, je dressais en idée la liste des savants et des voyageurs qui ont disserté tour à tour sur l’affluent du fleuve, dont je venais d’explorer les prétendues bouches. Aucun d’eux, malgré ses recherches et les données qu’il prétendait avoir acquises sur l’hydrographie du Purus, n’avait pu préciser d’une façon satisfaisante le lieu de sa naissance et tracer son cours véritable ; mais tous, c’est une justice à leur rendre, étaient tombés d’accord sur les avantages sans nombre que le Brésil et le Pérou devaient retirer d’une communication rapide et directe que leur offrait la rivière en question.
À la liste de ces savants, aujourd’hui défunts, venait s’ajouter, pour la clore, le nom du voyageur français et semi-officiel qui, en l’an de grâce 1861, donnait pour ancêtres aux Mayorunas imberbes de l’Ucayali des Espagnols barbus du temps de Pizarre. Celui-là aussi avait disserté longuement sur le cours du Purus, et sa dissertation était d’autant plus méritoire que, placé à soixante lieues des sources de cette rivière et à plus de trois cents lieues de son embouchure, il avait dû pour la voir de haut et de loin, emprunter le secours d’un aérostat ou le dos d’un condor de la grande espèce.
Comme sa théorie à vol d’oiseau ou de ballon, malgré le côté pittoresque qu’elle peut avoir et le bruit de cymbales et de grosse caisse que des sociétés savantes ont fait autour d’elle, n’a éclairci aucun des doutes relatifs au Purus, nous allons, pour l’édification de nos lecteurs,