Page:Le Tour du monde - 15.djvu/178

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

s’étendent des prairies et des champs de vignes ; les fameux crus de Mercurey ne sont pas loin. Çà et là, à travers les arbres, montent les cheminées de quelques usines a vapeur. Dans cet heureux pays, l’industrie et l’agriculture se donnent fraternellement la main.

A Montchanin, se sépare un nouvel embranchement qui va au Creusot, tandis que la première voie poursuit vers Blanzy et le Montceau, centre des plus fertiles houillères de tout le bassin de Saône-et-Loire.

Procédons avec méthode et visitons d’abord le Creusot. Ç’est même par lui qu’il eût fallu commencer, si l’importance des lieux visités eût seule réglé l’ordre du récit.

La première fois que je me rendis au Creusot, c’était au mois de juin 1865. Parti de Paris la veille au soir, par l’express de la Méditerranée, j’étais a l’aurore à Chagny, bientôt après à Montchanin, que je quittai avec un train d’ouvriers qui allaient commencer leur journée au Creusot. En moins d’un quart d’heure, la locomotive s’arrêtait, et j’avais devant les yeux un magnifique spectacle : ici les puits de mine, où la machine infatigable avait déjà mis les câbles en jeu pour l’extraction de la houille ; plus loin, les gigantesques hauts-fourneaux, travaillant jour et nuit, sans jamais de relâche, et d’où s’échappe, comme une traînée de lave, la fonte de fer liquide. D’un autre côté, était la forge qui rappelle par son architecture, dont le fer a fait tous les frais, le palais de Sydenham ou les Halles centrales de Paris. Les ateliers de constructions mécaniques, d’où sortent les machines marines, les machines fixes, les locomotives, et mille autres ingénieux appareils, complètent ce grandiose ensemble. Le vaste emplacement de l’usine est dominé par une énorme cheminée, qui reçoit les gaz sortant de tous les fourneaux. Elle est haute de quatre-vingts mètres, de sa base au sommet, c’est-à-dire deux fois plus élevée que la colonne de la place Vendôme. Autour de l’établissement va et vient la locomotive, obéissant à toutes les exigences du service, et dix mille ouvriers prêtent leurs bras a cette usine sans rivale au monde.

Quelle a donc été l’origine de ce centre animé du travail, une des gloires industrielles de la France ? La fondation de l’établissement est de date récente, et ne remonte pas à un siècle ; la grande industrie n’est-elle pas née d’hier ? Et qui a donné naissance à l’immense usine et à la ville populeuse qui s’est groupée autour d’elle ? La découverte d’une pierre noire, d’un morceau de charbon.

J’ai raconté ailleurs1 les phases diverses qui ont accompagné l’origine et les développements du Creusot ; peut-être me sera-t-il permis de repéter ici textuellement cette histoire qui, recueillie dans des documents authentiques, ne saurait s’écrire de deux façons.

On raconte la vie des grands hommes ; pourquoi ne dirait-on pas celle des grandes usines ? En 1782, le Creusot, vallée sauvage et inhabitée, portait le nom de Charbonnières 2, parce qu’on y voyait l’affleurement d’une couche de charbon. La houille commençait alors à être chose appréciée en France ; une compagnie se forma, dans laquelle s’intéressa Louis XVI, pour tirer parti de ce combustible minéral ; mais les voies de communication manquaient.

« Le canal du Centre, projeté depuis des siècles, auquel avaient successivement pensé Sully et Richelieu, fut enfin décrété, et Gauthey, ingénieur des États de Bourgogne, chargé de cet important travail. Un régiment de troupes fut mis à sa disposition. En même temps, la machine a vapeur que Watt venait de perfectionner si heureusement, était introduite au Creusot. Un énorme cylindre, portant la date de 1782 et le nom du célèbre fondeur anglais Wilkinson, se voit encore dans la cour de l’usine, a gauche de l’entrée des bureaux. On a bien fait d’ouvrir des invalides à ce vénérable débris, glorieux témoin d’humbles commencements.

« La navigation du canal du Centre ne devait commencer qu’à la fin de 1798. En attendant, le Creusot, privé de moyens de transports économiques, dut s’attacher à produire avec la houille une matière d’un écoulement plus facile, le fer. On songea aussi à fabriquer du verre avec les sables du pays. Une cristallerie fut créée sous les auspices de Marie-Antoinette. Pendant que le roi fondait des canons, la reine faisait couler du cristal. Cet établissement fonctionna jusqu’en 1882, et ne s’est éteint qu’après avoir été acheté par Baccarat ; mais le nom de Verrerie est resté à la partie du Creusot qu’occupent depuis près de trente ans les chefs de l’usine. On y voit encore debout les deux immenses cônes de brique qui renfermaient les fours.

« La fonderie de canons devait marcher moins longtemps que la cristallerie ; toutefois, pendant toute la durée de la République et de l’Empire, le Creusot travailla pour le gouvernement. Les canons de fonte et de bronze, les obus et les boulets se répandirent de là sur tous les champs de bataille de l’Europe. Les canons coulés, forés et tournés au Creusot, étaient aussi essayés sur les lieux mêmes, et la montagne dite des Boulets rappelle encore ces épreuves. Les quatre lions de fonte qui gardent bénévolement la porte de l’Institut de France, à Paris, datent aussi de cette époque, et sont des produits du Creusot.

« C’est peut-être la seule commande pacifique que le gouvernement d’alors ait faite à cette usine. Aussi, en 1815, les arts de la guerre ayant brusquement cédé le pas a ceux de la paix, le Creusot, ne sachant se transformer, s’arrêta ; mais bientôt d’éminents industriels du pays, MM. Chagot, en prirent la direction, et fondirent dans ces ateliers les tuyaux d’éclairage pour le gaz de Paris, et la nouvelle machine de Marly.

« Malgré tous les efforts développés par cette famille


1. La grande industrie française, l’usíne du Creusot. Paris, E. Lacroix, 1866.

2. On l’appelait aussi le Creux, d’où l’on a fait le Creusot. Nous avons suivi l’orthographe adoptée aujourd’hui par les directeurs de l’usine ; mais l’Académie et la Poste, qui font peut-être aussi autorité en pareil cas, écrivent toujours le Creuzot.