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ligne jusque devant les fourneaux. Une charpente en fer à grande portée, soutenue par des colonnes de fonte, recouvre tout l’édifice.

La forge occupe une superficie de douze hectares, rassemblée sur une longueur de cinq cents mètres et une largeur de deux cent quarante. Dans cet immense espace, aucun point n’est perdu, aucune place inutile ; partout le labeur incessant de l’ouvrier. Ici le puddleur courbé vers la porte du réverbère d’où se dégage la température du blanc éblouissant, 1 800 à 2 000 degrés, remue, brasse, pétrit la fonte incandescente. C’est le travail du puddlage[1]. Bientôt il saisit la boule de métal avec une énorme pince ou tenaille, et la porte, blanche de chaleur, sous le marteau pilon qui l’assouplit et la forge. Le merveilleux outil est un enfant du Creusot car l’invention en est due à M. Bourdon, ancien ingénieur de l’usine, auquel l’Anglais Nasmyth a vainement disputé la priorité de cette grande découverte[2]. Le marteau, docile à la pression de la vapeur, s’élève et s’abaisse sur la boule et lui donne peu à peu une forme régulière. La scorie, entraînant toutes les impuretés, coule le long du métal, d’où se dégagent aussi des lamelles brillantes, qui retombent sur les larges dalles de l’usine. Souvent le forgeron porte un masque, et garantit ses mains et ses pieds par des gantelets et des jambières en cuir dur ou en tôle.


Contre-maître au marteau-pilon de la forge à l’anglaise. — Dessin de A. de Neuville d’après F. Bonhommé.

Du marteau à vapeur, le métal est porté aux laminoirs cannelés, entre les interstices desquels, plus souple que du caoutchouc, il s’allonge en rails ou en barres ; ou bien encore, réchauffé dans des fours à réverbère spéciaux, et porté sur des laminoirs unis, il se déroule en larges plaques qui composent ce qu’on appelle la tôle de fer. D’énormes cisailles, mues (est-il nécessaire de le dire ?) par la vapeur, coupent d’équerre le bout des rails, des barres, des plaques de tôle ; l’acier mord sur le fer comme si c’était du carton. On égalise de même avec des scies circulaires l’extrémité des rails encore chauds. Une gerbe de feu jaillit sous les dents de la scie animée d’une vitesse vertigineuse, et illumine tout l’atelier.

La forge du Creusot est surtout disposée en vue de la fabrication des rails. Sur une production annuelle de plus de cent mille tonnes de fer marchand à laquelle est arrivée maintenant l’usine, environ les deux tiers sont en rails. Le reste consiste en fer rond et carré, ou est transformé en machines ; c’est là une nouvelle fabrication qu’il nous reste à étudier, la dernière, mais non la moins curieuse.

L’atelier de constructions mécaniques est installé dans la partie de l’usine où sont les hauts-fourneaux, et fait face d un côté à ces derniers, et de l’autre à l’ancienne forge. Pourrons-nous, sans nous perdre, jeter même un regard rapide dans tous ces ateliers, où s’enchevêtrent les arbres moteurs, les courroies, les machines-outils ? Dans ce désordre apparent, règne l’ordre le plus parfait ; tout a été calculé et monté en vue de l’effet à produire. Admirable combinaison, harmonieuse symétrie, où l’homme semble faire concurrence aux créations de la nature elle-même !

Voyez tous ces outils qui s’animent, disposés sur des lignes parallèles, ils remplacent la main de l’homme. L’un rabotte et polit le métal, l’autre le dresse ou le taille en biseau ; celui-ci y découpe des mortaises et des tenons, cet autre des filets de vis. Cet outil perce le fer, ou bien courbe en cylindres les feuilles de tôle, et les rive les unes aux autres. Glorifions ces inventions ingénieuses ; elles suppriment peu à peu le travail matériel, presque toujours abrutissant, de l’ouvrier. Désormais l’outil fait tout, fonctionne seul, avance, retourne sur ses pas ; l’homme n’est plus qu’un surveillant ; l’œil et la main restent libres ; l’intelligence est seule en jeu.

De ces ateliers où le fer est travaillé, assoupli comme du bois, sortent tous les organes de machines fixes, de locomotives, de locomobiles, de machines marines et de mille autres appareils. Au moulage de seconde fusion sont fondus les cylindres à vapeur, aux dimensions quelquefois colossales. D’énormes grues prennent au moyen de poches la fonte dans les cubilots, et la versent immédiatement dans les moules.

  1. De l’anglais puddle, pétrir, d’où nous avons fait puddleur, puddler, puddlage et four à puddler. Les Anglais ont été nos maîtres dans la métallurgie du fer, et nous leur avons emprunté quelques-unes de leurs expressions. Dans beaucoup d’usines on dit encore le mill (en anglais meule, moulin, cylindre tournant) pour le laminoir à fer, et nos forges à la houille, celles où l’on fabrique le fer au combustible minéral, se nomment des forges à l’anglaise ; ce nom rappelle leur pays d’origine. Il y a un siècle, nous n’avions en France que des forges au bois.
  2. Le brevet de M. Bourdon est du mois d’avril 1842, celui de M. Nasmyth du mois de juin. Dans l’intervalle, M. Nasmyth avait visité le Creusot. Le marteau de forge à vapeur est donc bien d’invention française.