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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/294

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Quelquefois une crue subite de la rivière intercepte le passage. On en est quitte pour s’installer dans les maisons de thé de la berge, d’où l’on regarde couler l’eau jusqu’à ce que les porteurs viennent annoncer que le gué est de nouveau praticable.

À trois journées de marche de Yédo, le Tokaïdo passe au pied du Fousi-yama. Il n’en est séparé que par le lac d’Akoni. Des milliers de pèlerins se rendent annuellement en procession au sommet de la merveilleuse montagne. Ils y sont accueillis par les moines d’un couvent édifié sur les bords mêmes du cratère, qui s’ouvrit pour la première fois l’an 286 avant Jésus-Christ, et vomit ses dernières laves en 1707.

Les collines d’Akoni, toutes couvertes de forêts où abonde le gros gibier, ne donnent accès a aucune autre route que celle du Tokaïdo. La direction des chemins tracés dans les diverses provinces à l’ouest et au sud de Yédo est telle, que tous se relient à cette grande artère, tandis que celle-ci, sur le revers du col, se trouve tout à coup emprisonnée dans un étroit défilé, muni de lourdes barrières et de corps de garde fortifiés. C’est là que tous les voyageurs doivent exhiber leurs passe-ports et soumettre leurs effets à l’inspection des préposés du gouvernement. Ni le rang des grands daïmios ni leur suite imposante ne les affranchissent de ces formalités. Elles ont très-spécialement pour but d’empêcher qu’il ne se fasse des expéditions clandestines d’armes de guerre dans les provinces seigneuriales, non plus que des tentatives d’évasion de la part des nobles dames que leur naissance et les lois de Taïkosama condamnent à résider à Yédo.

Non content de ces précautions, qui n’embrassaient pas les provinces du nord, Hiéyas et ses successeurs ont cru devoir protéger de ce côté les abords de leur capitale par une longue muraille, aux portes de laquelle on passe à l’inspection des officiers de la douane et de la police.

Au delà des monts d’Akoni, le Tokaïdo domine le golfe d’Odowara, où l’on distingue, au loin, sur la rive orientale, la ville de Kamakoura ; puis il se dirige par Odongaïa, vers la baie de Yédo, qu’il atteint au village de Kanagawa, en face de Yokohama.

Toutes ces localités ont été le théâtre d’assassinats commis sur des étrangers inoffensifs et de diverses nations, par des gens appartenant à la classe des samouraïs, ou nobles japonais ayant le privilége de porter deux sabres.

Le major Baldwin et le lieutenant Bird, officiers anglais, sont tombés non loin de la statue du Daïboudhs de Kamakoura.

Le cadavre du lieutenant Camus, officier français, a été relevé, tout mutilé, à l’entrée du village d’Odongaïa. Un négociant anglais, M. Lenox Richardson, a rendu le dernier soupir sur le seuil de la maison de thé de Manéïa, près de Kanagawa.

Deux officiers russes et deux capitaines de la marine marchande hollandaise, M. Vos et M. Decker, ont été hachés en pièces dans la grande rue de la ville japonaise, à Yokohama.

Un interprète japonais du ministre d’Angleterre et l’interprète hollandais de la légation américaine, M. Heusken, ont péri dans les rues de Yédo.

Tout le personnel de la légation britannique a failli être victime d’une attaque nocturne, qui fut repoussée à la suite d’une sanglante mêlée. Deux soldats anglais ont été tués à leur poste, dans une seconde attaque de la même légation.

Ce sont là des événements dont il est difficile de faire complétement abstraction lorsque l’on réside dans la contrée ou ils se sont passés, et surtout lorsque l’on est à la veille de s’installer à Yédo.

Le gouvernement du Taïkoun se montre toujours disposé à renchérir sur les dangers que présente le séjour de sa capitale. Cela ne l’empêche point d’ajouter qu’il est profondément humilié pour son pays d’un si triste état de choses. D’un autre côté, quand il se trouve à bout d’expédients pour surseoir à la réception d’une ambassade, rien ne lui tient plus à cœur que de prouver à ses hôtes étrangers combien étaient fondées les craintes qu’il avait cru devoir leur exprimer.

Le résultat de cette tactique est facile à prévoir : l’on se garde bien d’attendre la fin de la démonstration, et l’on fait en sorte de partir juste au moment où celle-ci ne pouvait plus manquer de s’appuyer de quelque petit malheur, à titre d’exemple ; témoin ce feu de cheminée qui détruisit la légation américaine, en laissant intacts, bien entendu, tous les droits que le ministre se plaisait à invoquer pour justifier la prolongation indéfinie de sa résidence au siége de l’administration taïkounale.

Nous savions donc, à l’avance, que notre installation à Yédo ne serait pas de longue durée. Nous prîmes le parti, avant de l’opérer, de mettre à profit la période des préliminaires pour pousser des reconnaissances dans divers quartiers de la capitale, chaque fois que l’occasion nous était offerte d’y aller échanger quelque communication avec les gouverneurs des affaires étrangères ; et comme notre mission, une fois installée, devait se composer de six personnes, nous convînmes de nous diviser, jour par jour, en deux ou trois escouades, afin de poursuivre, en autant de directions différentes, les explorations que nous avions projetées.

Dès que l’on se rend à Yédo par la voie de terre, il faut accepter pour la route l’escorte d’une troupe de yakounines à cheval. Nous leur donnâmes rendez-vous au bac de la rivière Lokgo, limite assignée aux résidents de Yokohama pour leurs promenades vers le nord de la baie. Nous traversâmes dans notre sampan le bras de mer qui sépare Benten de Kanagawa. Nos chevaux nous attendaient dans ce dernier village, et nous jouîmes d’une dernière heure de liberté en suivant à notre aise le Tokaïdo, sillonné de deux files interminables de voyageurs à pied, à cheval, en norimon, en cango ; ceux qui allaient à la capitale, longeant comme nous le côté droit de la chaussée, et ceux qui en revenaient tenant le côté gauche.