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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/298

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est propre à la capitale du Japon. Ce sont les lonines, officiers sans emploi, appartenant à la caste des samouraïs, et gardant en conséquence le droit de porter deux sabres. Les uns sont des fils de famille qu’une vie de débauche a jetés hors de la maison paternelle ; les autres ont perdu par leur inconduite la place qu’ils occupaient au service du Taïkoun ou dans la maison militaire de quelque daïmio ; d’autres encore ont été renvoyés par un chef que le malheur des temps forçait à restreindre ses dépenses au moyen de réductions opérées dans le personnel de sa suite.

Le lonine, privé de la solde qui le faisait vivre et ne connaissant que le métier des armes, n’a généralement pas d’autre ressource, en attendant un nouvel engagement, que de se réfugier dans les repaires du vice, où il rémunère par d’ignobles offices l’hospitalité qu’il y reçoit. La clientèle qu’il y attire ajoute de nouveaux éléments de perversité à ceux dont le faubourg abonde. Il s’établit une organisation, une discipline dans le désordre même. Il y a des chefs de lonines qui tiennent sous une dépendance aveugle des bandes de misérables. C’est à eux que s’adressent, pour leur œuvre de sang, les mystérieux racoleurs qui se font les instruments des vengeances de familles ou des haines politiques de la noblesse japonaise. Comme certaines rues aux environs de la Tour de Londres, le faubourg de Sinagawa est abandonné par la police pendant la plus grande partie de la nuit. Les femmes elles-mêmes descendent sur le Tokaïdo, et assaillent les voyageurs attardés, pour les entraîner dans les hôtelleries qu’elles desservent.

Les lonines ont si bien le sentiment de l’abjection dans laquelle ils vivent que, lorsqu’ils sortent de leur gîte, ils prennent ordinairement la précaution de se cacher la figure sous un grand chapeau à bords rabattus, ou au moyen d’une pièce de crêpe dont ils s’enveloppent la tête, de manière à ne laisser voir que leurs yeux.

C’est dans leur voisinage, sur les hauteurs du quartier de Takanawa, que le gouvernement japonais a établi le siége des légations étrangères.


Les quartiers du midi. — Les légations.

Un groupe de huit grands quartiers occupe l’espace compris entre le faubourg de Sinagawa au sud, la baie à l’est, la première enceinte de fossés du castel taïkounal au nord, et les campagnes de la province de Mousasi à l’ouest.

Ce sont, dans la direction du sud au nord, le long de la baie : Siba-Takanawa et Atakosta ; à l’ouest de ceux-ci : Mégouro Siroga-Néhen, Asabou et Akasaka ; enfin, à l’ouest de ces deux derniers : Avoï-Yama, Sendaka-Tané et Yostouïa, qui sont bornés au nord par une grande chaussée venant de l’intérieur du pays et aboutissant au pont occidental des fossés du castel.

Ces huit quartiers du midi de Yédo sont essentiellement plébéiens. Ils renferment même une forte population agricole, vouée à la culture des jardins potagers, des rizières, de toutes les terres arables que les habitations n’ont pas encore envahies.

Celles-ci se composent d’une multitude de chétives demeures habitées par des pêcheurs, des cultivateurs, de petits artisans, des marchands en détail, des officiers du dernier rang, et des restaurateurs de bas étage.

Quelques résidences seigneuriales rompent l’uniformité des constructions en bois, par les lignes monotones de leurs longues murailles blanchies au lait de chaux.

Les bonzeries et les temples sont clair-semés, partout ailleurs que dans les deux quartiers de la baie. À lui seul Takanawa en possède près de trente. Mais la dévotion doit s’être retirée vers le nord de la ville ; car c’est parmi ces temples que le gouvernement a pu choisir sans inconvénient les bâtiments nécessaires à la réception des ambassades et à l’installation des légations étrangères.

Les ambassades que le Taïkoun a reçues, depuis 1858, se sont généralement présentées par la voie de mer devant sa capitale.

On se figure sans doute, en Europe, que leur apparition à bord de grands bâtiments de guerre, et leur débarquement au bruit des salves de l’artillerie n’auront pas manqué d’offrir aux Japonais un spectacle des plus imposants. En réalité, je crois que si elles se sont proposé de donner à leur entrée à Yédo un caractère de solennité, elles ont dû marcher de déception en déception.

Le voyage d’abord, la traversée de Yokohama à Yédo, est propre à dérouter toutes les idées que l’on peut se faire des approches d’un port de mer qui compte près de deux millions d’habitants. La distance que l’on franchit jusqu’à l’ancrage de la capitale est de quinze milles nautiques environ. Il semble que l’on devrait, sans interruption, croiser ou dépasser une multitude de jonques allant et venant sur cette unique route de l’immense cité. Il n’en est rien : à la sortie de la rade de Kanagawa, la mer est presque déserte ; et au delà des plages sablonneuses de Kawasaki, ce n’est que le nombre croissant des barques de pêcheurs qui annonce la proximité de Yédo.

Au Japon, en effet, il y a absence complète de commerce par eau sur les côtes du Grand océan ; dans le golfe de Yédo cependant, quelques jonques font le cabotage, mais elles ne dépassent guère la limite de la première ligne de douanes : elles s’arrêtent à Uraga, d’où leur cargaison s’expédie à la capitale sur les flancs des chevaux de somme. Le Tokaïdo et d’autres chaussées de moindre importance sont donc les vraies artères de l’alimentation de Yédo, et il y règne une animation d’autant plus grande que la voie de la mer est plus délaissée.

Ce n’est pas tout : non-seulement nos bâtiments de guerre font la traversée de Yédo sans attirer l’attention d’autres spectateurs que les pauvres pêcheurs de la baie, mais ils sont contraints, en raison du peu de profondeur