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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/319

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siècles et demi, la puissance des Taïkouns. C’est un spectacle imposant, mais qui laisse une impression glaciale. L’ordre de choses politique institué au Japon par l’usurpateur Hiéyas rappelle vaguement le régime de la république vénitienne sous la domination de son conseil des Dix. Il en a sinon toute la grandeur, du moins toutes les terreurs : la sombre majesté du chef de l’État, le mystère impénétrable de son gouvernement, l’action latente et continue d’un système d’espionnage officiellement organisé dans toutes les branches de l’administration, et traînant dans l’ombre, à sa suite, les proscriptions, l’assassinat, les exécutions secrètes.

Mais la comparaison avec Venise ne peut aller au delà. C’est en vain que l’on chercherait à Yédo, dans la vaste étendue des glacis du Castel, quelque monument qui méritât d’être mentionné à côté des merveilleux édifices de la place Saint-Marc et du quai des Esclavons. Le goût artistique fait complétement défaut à la cour des Taïkouns. On l’abandonne au peuple avec la poésie, la religion, la vie de société, toutes choses superflues qui ne feraient qu’embarrasser les rouages de la machine gouvernementale. D’un bout à l’autre de la hiérarchie administrative, chaque fonctionnaire étant flanqué d’un contrôleur attitré, le génie des employés s’épuise à ne rien faire, à ne rien dire, qui puisse fournir matière à des rapports compromettants. Quant à leur vie privée, elle se cache, comme celle des nobles Japonais en général, derrière les murailles de leurs forteresses domestiques. Tandis que les rues bourgeoises, composées de maisons toutes grandes ouvertes sur la voie publique, sont constamment animées d’une foule d’allants et de venants de tout d’âge et des deux sexes, dans les quartiers aristocratiques l’on n’aperçoit ni femmes, ni enfants, si ce n’est à la dérobée, à travers le grillage des fenêtres, dans les bâtiments des gens de service.


Un officier du Taïkoun faisant sa visite annuelle aux tombeaux de sa famille. — Dessin de J. Pelocq d’après une peinture japonaise.

Tl y a donc à Yédo deux sociétés en présence, dont l’une, armée et privilégiée, vit comme emprisonnée dans une vaste citadelle ; et l’autre, désarmée, soumise à la domination de la première, semble jouir, en apparence, de tous les avantages de la liberté.

En réalité, toutefois, un joug de fer pèse sur la bourgeoisie de Yédo. Sur cinq chefs de famille, l’administration taïkounale en établit un comme magistrat sur les quatre autres. Des lois iniques punissent toute une famille, tout un quartier, pour le crime d’un seul de leurs membres. La propriété, la vie même des citadins ne sont entourées d’aucune garantie légale. Les extorsions et les actes de brutalité des gens à deux sabres demeurent le plus souvent impunis. Mais le bourgeois se rabat sur les compensations que lui offrent les charmes de sa bonne ville. Si le régime des Taïkouns lui paraît dur quelquefois, il se souvient que les Mikados n’ont pas été toujours débonnaires : l’un d’eux, parmi les anciens, aimait à faire parade de son habileté à tirer de l’arc, en abattant, à coups de flèches, des paysans qu’il invitait à monter sur les arbres.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)