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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/354

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homme que sa valeur personnelle, non moins que son titre officiel, semblaient soustraire à des éventualités pareilles.

La nuit qui suivit fut remplie par les songes les plus agréables, grâce à la perspective riante de quitter une prison qui ne m’avait pas été dure, mais qui n’en était pas moins une prison. Mais le matin mon kavas Ahmed vint, la figure allongée, m’annoncer que le départ devenait impossible, tous mes serviteurs s’étant enfuis la nuit pour ne pas avoir à me suivre à Massaoua, pays d’infidèles. Bien qu’un peu contrarié, je reçus la nouvelle avec assez de philosophie, et je dis à Ahmed :

« C’est bien ! Dis à Ettihoune de m’apporter le déjeuner.

— Monsieur, elle est partie.

— J’entends : elle est allée à la fontaine.

— Non ; elle s’en est allée et les autres servantes aussi.

— Toutes ?

— Toutes. »

Ma philosophie reçut ici un certain choc.

« Les drôlesses ! Comment cela s’est-il passé ?

— Monsieur, c’est Ettihoune qui a monté la chose. Les autres ne songeaient pas à partir, c’est elle qui leur a fait croire qu’une fois arrivé à Massaoua vous pouviez avoir la fantaisie de les vendre aux musulmans. »

Miss Ettihoune se flattait. J’aurais plaint le musulman qui eût introduit dans son harem cette fine mouche aux airs languissants. Je ne sus du reste son histoire rétrospective que quand elle fut partie. Femme d’un brave paysan de Gafat, elle l’avait quitté sans rime ni raison pour entrer à mon service. On avait (à tort) fait là-dessus des histoires désagréables au mari ; ce brave, supérieur à l’infortune, avait répondu en vrai philosophe :

« Le consul est un homme très-comme il faut, et du reste un chrétien… il n’y a pas d’affront. »

Un dernier mot sur Ettihoune, puisque je la tiens. Un matin je vois arriver chez moi une jolie fille maigre et mal mise : c’était une sœur d’Ettihoune qui venait la voir. Celle-ci, du plus loin qu’elle la voit, rentre précipitamment, s’enveloppe de sa belle chama toute neuve et vient avec toutes sortes de chatteries hypocrites embrasser la bonne fille au jupon usé. On dira des femmes tout le bien qu’on voudra, mais j’affirme que le gandin le plus convaincu serait incapable d’une gredinerie pareille.

La revue de ma maison faite, il me restait une façon de petit page, nommé Ouelda Iesous, et le bon Enghedda, celui qui avait failli se noyer dans la Goanta deux mois auparavant.

Ô Richard ! ô mon roi !
L’univers t’abandonne.

Je puis bien m’appeler Richard une fois pour toutes, puisque c’est le nom que m’a donné plusieurs fois, en plein parlement anglais[1], l’honorable M. Layard. Je n’ai jamais su pourquoi.


XXII


Silhouettes diverses. — L’armée.

Avant de quitter l’Abyssinie, qu’on me permette quelques esquisses rapides de nature à montrer au lecteur l’Abyssin dans divers actes ou diverses situations de sa vie intime.

Je commence par la classe aujourd’hui dominante, celle sur laquelle s’appuie Théodore, l’armée régulière. Cette armée a succédé à l’ancienne armée féodale, peu sûre, et dont les hommes n’étaient solidement dévoués qu’à leurs suzerains immédiats : excellent élément de guerre civile.

L’armée actuelle se compose d’un noyau de combattants qu’on peut évaluer à quarante mille hommes, et qui accompagne partout le négus ; plus, des camps temporaires placés sur divers points de l’empire, surtout dans les provinces suspectes. Tous ces camps réunis peuvent compter cinquante mille hommes disponibles.

Quant à la valeur réelle de cette armée, voici le jugement qu’en porte un officier compétent, M. le comte de Bisson, qui a visité cet été la frontière d’Abyssinie :

« L’instruction militaire laisse certes beaucoup à désirer. Toujours on combat sur deux lignes, la cavalerie aux ailes, le front de bataille couvert par les tirailleurs. Cet ordre parallèle est constant.

« L’infanterie est armée d’un sabre très-long et très-recourbé, de la lance et du bouclier. Elle attaque, à l’arme blanche, avec la plus grande impétuosité. La cavalerie légère est la première du monde pour le fond des chevaux, l’adresse et l’agilité des cavaliers ; dans la charge, ils laissent flotter la bride, combattent des deux mains, et font exécuter à leurs chevaux des voltes et des tours de force prodigieux, avec le secours seul des jambes et des genoux.

« Ils ont chacun un sabre et deux lances. À quinze mètres, elles atteignent toujours le but. À cette distance, le coup est mortel. Ils s’en servent comme d’un javelot, quoique elles aient environ deux mètres de longueur. Chaque cavalier est accompagné d’un serviteur dont la mission est de s’élancer le sabre à la main, sans calculer le danger, au milieu des ennemis, pour y prendre l’arme de son maître et la lui rapporter.

« C’est avec furie que cette cavalerie attaque un carré. Reculer est un déshonneur, elle ne le subit jamais ; faire bondir les chevaux par-dessus les fantassins, pour elle est un jeu ; les faire marcher à reculons pour enfoncer les lignes ennemies, est une manœuvre désespérée qu’elle emploie à l’occasion. L’artillerie seule peut l’arrêter.

« Les tirailleurs, au nombre de vingt mille, sont tous des montagnes du Tigre. Ils combattent en partisans ; la justesse de leur tir est remarquable et leur bravoure froide, impassible, railleuse même ; l’armement est bon, fusils à percussion ; la poudre est défectueuse, chaque tirailleur devant la fabriquer lui-même.

« L’artillerie est nulle, faute d’artilleurs ; puis cette arme ne convient guère un génie guerrier de Théodoros.

  1. Séance du 30 juin 1865.