Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 15.djvu/359

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs épaules nues, en cadence, comme des batteurs de blé. Pas une n’avait jeté un cri, à peine quelques soupirs !

Les mœurs étaient plus délicates à surveiller. Théodore II ne m’a paru tenir au décorum que dans sa maison même ; encore dirait-il volontiers, comme la jolie veuve du conte :

Sachez que je hais qu’on cause,
Et que je n’aime jamais
Le bruit — si je ne le fais…

Il n’aime guère le scandale chez les autres. Un diplomate européen, qu’il aimait beaucoup, était l’époux morganatique d’une dame de bonne maison de Grondar. Cet agent, obligé de suivre le négus au camp de l’Amjabadra, en 1860, s’était fait accompagner de sa sultane, déguisée en homme. Le negus, informé du fait, l’obligea à la renvoyer ; mais au bout de quelques jours, le diplomate, ne pouvant vivre éloigné de son Haïdée, demanda un congé à Théodore qui le lui accorda de très-mauvaise grâce, comme s’il avait eu un vague pressentiment de ce qui allait arriver. À quelques lieues du camp, il tomba aux mains d’une troupe de bandits qui l’assassinèrent.

Quant au commun des soldats, le négus pense judicieusement qu’un peu de distraction n’est pas inutile pour leur faire oublier les mauvais jours qu’ils traversent ; aussi le camp est-il une véritable abbaye de Thélème. Cela vient principalement du mode vicieux de l’approvisionnement ; chaque soldat, recevant sa ration de farine brute, se voit obligé d’avoir une femme (servante ou femme légitime) pour lui faire sa cuisine. Lefèvre vante avec raison la compagne du soldat abyssin, comme fidélité, résignation, sobriété ; elle suit son guerrier dans les marches les plus pénibles, portant sur le dos sa batterie de cuisine et souvent même un lourd gombo d’hydromel. Parfois, telles de ces femmes accouchent au bord de la route ; dans ces cas-là, c’est le négus qui adopte l’enfant, et je dois ajouter que cette faveur est très-prisée, car plus tard ce terrible parrain ne perd pas de vue ses pupilles.


XXV

Un mot sur le Prêtre Jean d’Abyssinie. — Origine de la musique sacrée.80

Tous ceux qui ont lu Marco-Polo savent assez que le vrai Prêtre Jean du moyen âge est un prince de l’Asie centrale ; mais les Portugais, lors de leurs premiers rapports avec l’Abyssinie, frappés de voir en Afrique un empereur chrétien dont le pouvoir était autant théocratique que civil, donnèrent au négus un nom dont ils avaient perdu la vraie signification. Bruce propose, de son côté, une étymologie qui a une certaine probabilité ; il pense que le mot est dérivé du cri d’appel des plaideurs abyssins : Rete ô djan-hoï (écoutez, ô Majesté), d’où prête-jehan. Ce mot, djan, en effet, peut avoir aidé au quiproquo.

Dans les belles cartes enluminées du moyen âge, on est toujours sûr de voir, à côté du nom d’Abyssinie, un empereur sur son trône, entouré d’une pompe semi-pontificale : c’est le Prêtre Jean. Ces dessins ne sont pas absolument fantaisistes, car on peut les comparer à deux portraits qui ornent l’église de Tawari. L’un, celui qui monte un cheval richement harnaché et caparaçonné, est Fasilidès ; l’autre, Guebra-Maskal, est plus ancien et a une légende originale.

Sous Guebra-Maskal vivait un saint ermite nommé Abba Iared qui, étant un jour dans sa forêt, vit trois oiseaux perchés sur un arbre et chantant mélodieusement. Ces trois oiseaux lui rappelèrent le mystère de la Trinité, et leur nombre lui suggéra l’idée d’inventer une mélodie quelconque en l’honneur du Dieu triple et un. Il inventa la crécelle qui remplace chez les Abyssins notre clochette et qui joue un grand rôle dans leurs offices, et, tout fier de cette trouvaille, il vint exécuter sa musique devant l’empereur Gruebra-Maskal. Celui-ci en fut si extasié, que, dans sa distraction, il planta le bout de sa lance dans le pied nu du saint, et le saint était tellement à son œuvre qu’il ne s’aperçut pas qu’il avait le pied traversé et sanglant. C’est cette origine de la musique en Abyssinie, qui est figurée dans le dessin ingénu dont j’ai parlé plus haut.

Je reviens à ma citation de Sanuto, pour la terminer :

« Quatre lions suivent la cour ; chacun d’eux est maintenu par deux chaînes, en avant et en arrière.

« Le prêtre Jean monte vraiment à cheval avec la couronne en tête, mais entouré de courtines rouges et de longues bannières portées adroitement par les soldats qui l’entourent.

« Au milieu sont six pages : deux tiennent le frein ou caveçon de la mule que monte le seigneur, et la mènent ainsi par la bride ; deux ont la main posée sur son cou, et les deux derniers sur la croupe. En dehors des courtines, en avant du prêtre Jean, sont vingt pages bien vêtus, en bon ordre, et précédés de six chevaux menés chacun par quatre hommes richement parés, dont deux sont à la bride et deux à la croupe. En avant des chevaux, il y à six mules conduites de la même manière ; en avant encore, vingt gentilshommes illustres à cheval ; puis, tout à fait devant, les ambassadeurs s’il y en a. »


XXVI


Le clergé. — Abouna Salama.

L’Église d’Abyssinie a pour chef hiérarchique Yabozma (archevêque suffragant du patriarche d’Alexandrie), chef d’un pouvoir théocratique énorme, garanti par une constitution qui date du treizième siècle. C’est le patriarche alexandrin qui, non content de sacrer l’abouna, le désigne, ou, plus exactement, le fournit au gouvernement abyssin contre un droit de pallium de sept mille talaris. Le côté financier de la transaction ne contribue pas à ajouter au respect officiel dû au prélat. On dit même que la superbe Menène, dont j’ai déjà parlé, dans une