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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/386

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VOYAGE EN ABYSSINIE,


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XXXVIII


Maï Deraba. — Ailat. — Ses princes actuels. — Les Mensa : figures romantiques. — Encore les Bogos. — Paris et Gondar. — Je débaptise un curé abyssin.

Je suivais depuis Asmara, comme je l’ai dit, une vallée sèche ornée de montagnes boisées d’une fière tournure. Une vallée transversale déboucha dans la première et y versa une jolie petite rivière qui fit à nos gosiers altérés l’effet d’un des fleuves du paradis terrestre. On la nomme Maï Deraba : nous campâmes près de ses bords, à côté d’un grand camp choho qui représente le lieu appelé dans Ferret et Galinier Addi Ptoroah, (plus correctement Addi Toroa, le village des Toroa ou Tora). Le lendemain matin nous descendions dans la superbe plaine d’Ailat.

Nous trouvâmes la plaine déserte, et comme nous longions l’enceinte abandonnée d’un parc à bétail, où quelques sangliers se montraient avec l’indolence ingénue de l’animal qui n’a pas appris à craindre le chasseur, une effroyable averse nous surprit et nous trempa tout à l’aise. Il fallut pourtant aller en avant, car la plaine était sillonnée de quelques torrents que les eaux d’orage allaient remplir : nous étions menacés d’avoir la retraite coupée. Nous les franchîmes en toute hâte : il n’était que temps. Comme j’arrivais au dernier, je vis, à travers les mimosas, rouler quelque chose d’un blanc terreux, et au moment où je passais le torrent qui n’avait pas deux pouces d’eau, une masse d’eau bourbeuse arrivait du sud, les derniers flots, roulant en quelque sorte par-dessus les premiers. Cinq minutes plus tard, la route était interceptée, et justement la nuit arrivait.

Je n’eus là qu’un faible spécimen des effets des pluies estivales : quelques semaines plus tard, je vis et pus admirer quelque chose de plus réussi.

J’étais tout près d’Ailat, revenant de Zenadeglé. Je me mis avec ma caravane à l’abri sous quelques arbres pour laisser passer une ondée, et la pluie cessant, je me préparais à continuer ma route le long du ruban de sable fin qui marquait le torrent de Barazii, qui va a la mer du côté d’Adulis. Comme on fermait les sacs, un mugissement sourd, grossi par l’écho des montagnes voisines, se fit entendre du côté du sud et sembla descendre vers mon campement. Je compris ce que c’était. Le bruit augmentait toujours, et ressemblait à celui que fait la mer en déferlant sur des galets. Je vis d’une part, que mes gens n’étaient pas inquiets, de l’autre, que la plaine était large, et que, par conséquent, il n’y avait aucun danger : et j’attendis.

Je n’attendis pas longtemps. Un véritable fleuve, couvert d’écume limoneuse descendait le long du lit sablonneux : bruyant, terrible, chargé de débris, de troncs brisés, il avançait lentement, parce que la couche de sable altérée et profonde de plusieurs mètres buvait les premières vagues qui arrivaient. Cela dura peut-être vingt minutes, puis le fleuve Café au lait devint un filet d’eau presque limpide, et coula ainsi une heure ou deux. Trois lieues plus bas, je suis persuadé que l’on n’avait pas reçu une goutte de cette eau.

Cela ne se passe pas toujours aussi bénignement. Un de ces derniers étés, Théodore campait avec son armée dans la vallée du Bachilo, kolla étroite, resserrée entre deux murailles gigantesques, comme la plupart des fleuves abyssins. Une division entière s’était, avec toute l’insouciance particulière aux Abyssins, campée précisément dans le lit du fleuve, sans doute pour être plus à portée de l’eau, de l’herbe et du bois. Ces gens ignoraient probablement qu’il avait plu dans le haut de la vallée, à vingt ou trente lieues de là.

Tout à coup un bruit sourd, sur la signification duquel il n’y avait pas à se tromper, vint rappeler nos imprudents au danger de la situation. Les hommes saisirent leurs lances et leurs boucliers, sellèrent leurs chevaux en deux minutes, les femmes ramassèrent en moins de temps encore leur batterie de cuisine, et tous coururent vers la redoutable muraille de rochers à pic, cherchant le sentier sauveur.

Malheureusement les sentiers de kolla, qui sont fort rares, ne sont que des sentiers à chèvres, et les fuyards affolés se nuisaient mutuellement et encombraient les moindres passages. Au bout d’un quart d’heure, le bruit avait grossi, puis éclaté comme un mugissement capable d’étouffer les roulements de tonnerre. La masse jaune, écumante et enragée arrivait d’un seul coup, arrachant et roulant comme des galets des rochers énormes, balayant les arbres comme des brins d’herbes et les bataillons comme des traînées de fourmis. Ceux qui, chez nous, en 1856, ont vu crever les digues des ardoisières d’Angers peuvent se faire une idée affaiblie de cette victoire de la matière aveugle sur les autres éléments inertes et impuissants, et sur l’homme humilié et éperdu.

Au milieu d’un épouvantable cri de détresse, poussé

  1. Suite et fin. — Voy. t. XII, p. 221, 225, 241, 257 ; t. XV ; p. 353 et 369.