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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/402

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l’esprit troublé a tant de peine à se rendre compte, et qui, avec les années, ne font que s’accroître et se multiplier dans la mémoire !

La grande plaine de Guaranda, qui succède à la forêt et qu’il faut traverser pour se diriger vers Quito, contrastait vivement, par son éclatante lumière et les jaunes moissons de ses champs d’une fertilité admirable, avec la sombre verdure d’où je venais de sortir à regret. Mais j’étais loin encore de mon but.

Après avoir gravi, non sans fatigue et sans danger, la chaîne des Andes, et jeté un regard d’admiration sur le majestueux Chimborazo, je dus encore parcourir une trentaine de lieues dans un pays coupé de bois, de prairies et de montagnes, avant d’arriver à l’antique capitale de la république de l’Équateur.

Quito, résidence des derniers Incas, est située sur le 1° de latitude méridionale et sur le 81° de longitude occidentale, à trois mille mètres environ au-dessus du niveau de la mer.

Assise sur le plateau des Andes, entre les deux cratères du volcan de Pichincha, cette ville domine les cours d’eau et les grands bassins des deux versants qui descendent dans le Pacifique et dans l’Atlantique. Si cette région centrale de l’Équateur était plus peuplée, si l’on savait en développer les ressources de tout genre, Quito pourrait devenir la souveraine de l’Amérique méridionale.

Parmi les hautes collines qui l’entourent, la principale est le Panacillo, où l’on voit encore les ruines du temple du Soleil. En face, et tourné vers le levant, s’élevait celui de la lune, construit précisément à la place qu’occupe aujourd’hui la chapelle de Saint-Jean l’Évangéliste.

Il suffit de songer à cette situation de Quito, accrochée, pour ainsi dire, aux flancs d’une montagne, pour se faire une idée de l’irrégularité de ses rues. L’usage des voitures y est absolument impossible, et l’on se demanderait comment les indigènes ont choisi pour y fonder leur capitale un lieu qui semble mieux approprié à la demeure des aigles et des chamois, si l’on ne songeait que les premiers Quiténiens durent se préoccuper fort peu des obstacles qu’un site semblable apporterait un jour à la circulation et aux transports. Plus d’un avantage compensait cet inconvénient, assez léger d’ailleurs pour d’agiles Indiens : par exemple, la position stratégique qui était d’une si grande importance. Il est en effet aussi facile de descendre de la ville, à l’aide des cours d’eau navigables, pour envahir d’autres régions, qu’il serait difficile aux nations voisines de venir attaquer les habitants sur les hauteurs où ils sont retranchés ; la violence des courants que l’ennemi aurait à surmonter avant d’atteindre la Cordillière orientale suffirait seule à le mettre en déroute.

Mais aujourd’hui ce sont là des considérations de peu de valeur, et, pour les bons Quiténiens qu’aucun ennemi ne menace, il est dur d’avoir toujours à monter et à descendre à pied ; le luxe d’une voiture, je dirai même d’une charrette, leur est tout à fait inconnu, et lorsqu’ils viennent à sortir pour la première fois de leur pays, ils éprouvent à la vue d’un de ces véhicules une surprise non moins grande que celle des Péruviens lorsqu’ils entendent gronder le tonnerre.

La difficulté des communications entrave le commerce. Quito est une ville triste, sans industrie, et peu avancée en général sous le rapport de la civilisation. Ses rues sont presque désertes dès huit heures du soir ; il ne s’y est jamais établi ni théâtres, ni concerts, et, chose presque incroyable dans un pays si riche en souvenirs historiques, il n’y existe pas même un musée. On y avait bien réuni, il y a déjà longtemps, quelques médiocres tableaux, mais l’incurie des dernières administrations les a laissés en proie à la moisissure. Quand je visitai Quito, la vue des salles de peintures était le plus triste spectacle qu’il soit possible d’imaginer ; un grand nombre de toiles, à demi détachées de leurs cadres, pendaient comme les haillons d’un mendiant ; d’autres gisaient à terre, si souillées de poussière qu’on ne pouvait en distinguer le sujet. Un beau matin, l’autorité s’avisa que ce local désert pouvait être employé plus utilement : elle en fit un pigeonnier.

Moins favorisée que la plus pauvre bourgade de France, la capitale de la République équatorienne n’a pas de promenades publiques, et nulle fête ne vient jamais l’égayer, à moins qu’on n’appelle fêtes les interminables processions auxquelles prennent part presque toutes les femmes de la ville. Cependant, le peuple a si grand besoin de plaisirs bruyants, que ces pieuses cérémonies se terminent presque toujours par des danses ; il n’est même pas rare de voir un moine oublier sa robe, ou plutôt la relever jusqu’aux genoux, pour montrer avec quelle grâce et quelle souplesse il exécute les figures de la zamacuéca.

Quito néanmoins a des attraits naturels qui en rendent. le séjour presque digne d’envie, un air pur, un site admirable, une température douce et agréablement rafraîchie par la brise des montagnes, une abondance et une variété de vivres extraordinaires que leur bas prix met à la portée des plus pauvres ; enfin et surtout, l’aménité des habitats, leur humeur bienveillante et hospitalière.

En somme, Quito serait peut-être l’une des villes d’Amérique les plus charmantes, si son sol volcanique et le voisinage du Pichincha ne donnaient à réfléchir. Les ravages du tremblement de terre de 1859 sont à peine réparés aujourd’hui.


Population. — Les bolsiconas. — De jolis pieds nus. — Couturières. — Porteurs d’eau. — Sobriété. — Le cocu. — Le tambo. — Une rencontre. — Patience et douceur des Indiens.

La population Quitenienne est un sujet d’étude intéressant. La noblesse des types, la variété des costumes, le bon goût inné qui, jusque dans les classes inférieures, préside à la coupe des vêtements et à l’arrangement des couleurs, forment un ensemble pittoresque et harmonieux à la fois ; nulle part, même chez les races les mieux douées, je n’ai trouvé à un égal degré le sentiment artistique.

Les femmes du peuple, les fraîches et gracieuses bolsiconas, portent avec un charme particulier leur modeste