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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/412

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tandis que le ciel, de son côté, lançait des torrents de flammes ; pendant trois heures, je ne vis autour de moi qu’une atmosphère embrasée, j’entendis sans interruption les détonations effrayantes de la foudre que répétait la voix profonde des échos. Celui qui assiste au bombardement et à l’incendie d’une place de guerre n’a devant les yeux que la pâle imitation de cette lutte imposante des éléments. Enfin la tempête épuisée fit un dernier effort ; le tonnerre plus rapide devança la trombe d’air qui marchait ; celle-ci déchira, enleva ou renversa tout ce qui se trouvait sur son passage, elle pénétra dans la forêt et obligea les palmiers et les cèdres à se courber. Le ciel alors ouvrit ses cataractes et versa ses torrents sur les monts enflammés ; la terre n’était plus qu’un océan, l’air apaisé n’avait plus de souffle. Mais ce désordre dura peu : bientôt de tièdes vapeurs s’élevèrent du sol, l’horizon s’éclaircit et une agréable fraîcheur me rendit la vigueur nécessaire pour réagir contre de si terribles impressions.

J’aurais infailliblement péri comme tant d’autres voyageurs imprudents si je n’avais trouvé un refuge dans une caverne. Encore les décharges électriques qui m’entouraient menacèrent-elles plus d’une fois de m’atteindre. Lorsque je rentrai à la posada, l’hôtelier, me croyant mort, racontait déjà ma triste aventure avec force détails qui faisaient le plus grand honneur à son imagination. Le brave homme m’accueillit néanmoins avec joie et, pendant toute la soirée le récit des catastrophes causées par les tempêtes des Cordillères défraya la conversation.

Ces lugubres histoires auraient probablement troublé mon sommeil et m’auraient exposé à d’affreux cauchemars, si un charitable péruvien n’eût changé le cours de nos idées en nous racontant une anecdote comique.

Deux généraux, venant de Lima, traversaient ensemble les difficiles passages des Andes. Engagés dans une conversation animée, ils oubliaient le péril auquel les exposait l’allure paresseuse de leurs mules. Tout à coup, une averse de grêle vint fondre sur eux ; la foudre éclatait à chaque instant, et la terre, mise en contact avec l’électricité des nues, lançait elle-même des flammes. Enfin, la puissance des vents devint si menaçante que nos deux amis craignirent de se voir emportés avec leurs montures. Ils cherchaient des yeux un abri : leurs regards découragés n’en apercevaient nulle part.

Un vaste étang bordait leur chemin.

« Eh ! dit l’un d’eux, si nous nous mettions dans l’eau, nous serions moins exposés au vent et à la foudre !

— Excellente idée ! répliqua l’autre ; entre deux maux, il faut choisir le moindre. »

Là-dessus, nos généraux mettent pied à terre et s’enfoncent jusqu’au cou dans la nappe liquide. Mais si leur corps était préservé, leur tête ne l’était pas, et pour la garantir ils la plongeaient dans l’eau à chaque éclair, enviant le sort des heureux habitants du petit lac que la nécessité de la respiration n’obligeait point à paraître à la surface.

Leur terreur redoubla quand ils virent foudroyer leurs mules à quelques pas de l’humide retraite ; croyant leur dernière heure arrivée, ils recommandèrent leur âme à Dieu.

« Hélas ! s’écria l’un, j’ai, depuis longtemps, oublié mes prières.

— Je vais alors, répliqua l’autre qui avait été élevé dans un couvent, dire à haute voix le Confiteor, et vous n’aurez qu’à répéter mes paroles. »

Tous deux se mirent à réciter d’une voix tremblante les saintes oraisons, accompagnées de vigoureux et fréquents mea culpa.

Quoique résignés à mourir, nos deux voyageurs faisaient maints plongeons entremêlés de signes de croix. Bonne ou mauvaise, l’expérience ne leur fut pas funeste. L’orage cessa et la foudre les avait épargnés. Cependant ils avaient passé plusieurs heures dans un bain glacé ; ils n’avaient plus de montures, point de vivres ni d’habits de rechange ; et ils durent, dans cet état lamentable, faire à pied plusieurs lieues avant d’atteindre une habitation. Lorsqu’ils y arrivèrent, leurs cheveux, dit-on, étaient blancs ; une seule épreuve les avait vieillis plus que vingt campagnes[1].


Une soirée à Quito. — Le mariage impromptu. — La collation. — Papel Quemado ! — Une noce populaire. — Repas, musique et danse.

Revenons à Quito. Sous le rapport de la civilisation, cette ville est, malgré son titre de capitale, beaucoup moins avancée que Guayaquil, Lima, Valparaiso, Buenos-Ayres, Santiago, etc. À l’exception des fonctionnaires publics et des représentants des nations étrangères, on ne compte guère, dans tout Quito, que six ou huit familles considérables par la fortune ou la naissance. Le reste de la population se compose de commerçants, d’artistes et d’artisans peu aisés ; Encore ne faudrait-il point s’imaginer que cette aristocratie équatorienne soit tout entière un type de développement intellectuel et de distinction ; une soirée que je passai dans l’une des maisons les plus opulentes de la ville, m’enleva, dès la première semaine de mon séjour à Quito, toute illusion à cet égard.

Fatigué d’être demeuré de longues heures en tête à tête avec mon crayon, je résolus de rendre visite à une famille à laquelle j’étais recommandé. Ma qualité de Français m’assurait un bon accueil, et, de plus, comme je l’appris ensuite, on me croyait célibataire, titre fort en faveur dans un pays où la société n’est pas assez nombreuse pour que les jeunes filles trouvent aisément des partis avantageux.

À la porte, je rencontrai un ancien compagnon de voyage, fils d’un négociant de Hambourg, qui se donnait effrontément pour un ex-colonel de la garde d’honneur de l’empereur Nicolas, et se faisait appeler le comte de Roval.

Il m’accabla de démonstrations d’amitié, et s’avan-

  1. Cette anecdote a pour garant l’excellent livre déjà cité de M. Onffroy de Thoron, qui a longtemps habité la république de l’Équateur, comme militaire et comme ingénieur.