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vées forment des espèces de remparts. On a construit à l’extrémité de l’avenue principale trois grandes églises : l’une est dédiée à saint Macaire, qui semble très-venéré dans les villes commerçantes de la Russie ; la seconde, à droite, est une église arménienne, et la troisième une mosquée.

Devant ces trois monuments sont deux rangées de bâtiments réservés aux négociants du Céleste-Empire : ils sont garnis d’enseignes verticales, bariolées de toutes couleurs. L’ensemble de cette galerie n’a rien d’européen ; il s’y fait un commerce considérable ; à notre arrivée, on y avait déjà vendu trente-deux mille caisses. La France est peu représentée. Tous les articles de parure et de goût qui viennent de l’Occident sont des produits de Moscou, de Vienne et de quelques villes d’Allemagne ; ils sont évidemment inférieurs à ceux qu’on expédierait de Paris.

L’Orient joue le premier rôle dans cette grande exposition annuelle : il y envoie les étoffes, les armes, les selles et les harnais de Perse, les plus belles œuvres des industries de l’Inde et de la Chine, les porcelaines et la soie.

D’après une note que l’on peut considérer comme exacte, les prix auxquels on évalue les marchandises importées chaque année au marché de Nijni se diviseraient ainsi : marchandises russes, 98 millions, — celles du reste de l’Europe, 20 millions, — produits asiatiques, 17 millions, — le thé, 15 à 16 millions, — le caviar, 2 millions, — les soieries, 12 millions, — les bijoux et pierres précieuses, 3 millions ; parmi ces pierreries les turquoises dominent.

La foire annuelle du Volga ne s’est pas toujours tenue à Nijni : jadis on l’avait établie à Kazan. Ce fut en 1554 que Vasili résolut de la transporter à Makarew ou Makarief, afin de donner à la Russie le bénéfice de cet immense commerce. Les marchands russes reçurent l’ordre d’abandonner Kazan qui appartenait encore aux Tartares. En 1817, on voulut la rapprocher encore du centre de l’empire russe, et depuis lors elle s’est fixée à Nijni, dont la situation, à cause de la jonction de ses deux fleuves, était plus appropriée à un grand commerce. On ouvre la foire le 1er juillet afin de profiter de la navigation avant son interruption par les glaces : à Makarief elle durait presque tout l’hiver.

Le lendemain nous passons de nouveau une partie de la journée et visiter les magasins. Ce que nous admirons le plus n’est pas sans doute ce qui intéresserait avant tout un commerçant ou un économiste ; nous sommes attirés par les objets d’art ; jamais il ne nous a été permis de voir réunies, en si grande quantité, les mille choses qu’on appelle en France des bibelots et qui font la joie et le désespoir de tout ce qui a horreur des produits manufacturés à la douzaine. Pipes orientales, candgiards à poignée ornés de pierres précieuses, tissus indiens, pistolets, fusils garnis d’argent, lances damasquinées, coffrets en ivoire, en ébène, en nacre et en bois ciselé si finement qu’il faut une loupe pour en admirer les détails, cuirs brodés, étoffes brochées, quelles variétés ! quelles richesses quelles tentations ! Hélas ! nos ressources y seraient vite englouties. Nous sommes condamnés à ne jouir de toutes ces merveilles que par les yeux.

Depuis mon retour, combien de fois, en voyant des amateurs millionnaires payer dix fois leur prix des curiosités en mauvais état ou contrefaites, combien de fois ne leur ai-je pas dit : « Que n’allez-vous plutôt à Nijni ? Quoi de plus facile ? Un chemin de fer joint maintenant Moscou à Nijni. La modicité relative des prix et la supériorité des « curiosités » compenseraient pour vous, et au delà, les frais de ce rapide voyage. »

Le gouvernement de Nijni-Novogorod occupe le centre de la grande Russie ; quoique le sol en soit très-fertile, les habitants s’y livrent plus volontiers au commerce, et les manufactures y sont en assez grand nombre.

Nous assistons presque aux dernières transactions commerciales. La foire se termine dans la dernière quinzaine d’août. Bientôt tous ces bâtiments vont reprendre leurs courses, les caravanes se remettront en route pour l’Asie, et dans quelques jours Nijni ne sera plus qu’une ville déserte, ou à peu près.

Nous nous embarquons sur le Lotsman (pilote), qui doit nous conduire à Kazan. Nous avons beaucoup de monde à bord et une société assez bruyante ; ce sont des marchands qui descendent à Astrakan, à Saratof, quelques Persans et un Turc dont le costume est splendide. Sa ceinture et son turban sont faits de deux cachemires qui auraient bien du succès à Paris. Sur le Volga ce sont les hommes qui ont le monopole de la parure. Les femmes qui sont à bord nous paraissent plutôt enveloppées de leur vêtement qu’habillées : ce sont du reste tout à fait des femmes du peuple.

Les mœurs orientales commencent à se laisser entrevoir : deux femmes tatares, assises à l’arrière, empaquetées dans une grande pièce d’étoffe à carreaux bleus, s’en cachent le visage chaque fois qu’on s’approche d’elles.

À l’avant, une foule de grands gaillards, bien bâtis, sont vêtus d’une chemise de très-grosse toile sans col, et bordée de soie de couleur autour du cou, sur la poitrine et aux poignets ; ils ont une calotte bleue sur la tête : c’est à peu près tout leur costume. Ce sont les Tsouvachs, habitant une grande partie de la rive gauche du Volga.

Beaucoup d’entre eux sont chrétiens ; ils parlent une langue particulière : leur origine est inconnue ; ils sont venus s’établir au milieu du seizième siècle entre Nijni-Novogorod et Kazan ; ils exercent diverses professions et particulièrement la navigation. Les moins riches travaillent sur le fleuve à la navigation de remonte conjointement avec d’autres individus recrutés partout ; les uns et les autres se confondent sous la dénomination de Bourlakis.

Les Bourlakis sont très-nombreux sur tout le cours du Volga ; leur seule manière de vivre est, comme je viens