pelle seine. Nous passons et nous les perdons de vue, mais c’est un fait bien connu que, la pêche terminée, chaque pélican porte consciencieusement sur le sable les poissons qu’il a emmagasinés dans la poche placée par la nature sous son long bec ; puis le partage a lieu entre les coassociés, sans qu’aucune des vigilantes sentinelles, qui, pendant le travail, ont veillé au salut de la société, soit la victime d’un oubli.
Après avoir fait vingt-cinq verstes, nous abordons à la rive gauche, sur une vaste étendue de terrain qui, bien différent du désert environnant, est boisé et cultivé ; c’est la propriété du prince Toumaine. Une très-élégante construction, toute meublée à l’européenne, est préparée pour nous recevoir, ainsi que les personnes qui sont venues avec nous d’Astrakan. Ce n’est pas l’habitation du prince, qui n’a jamais cessé de vivre sous sa kibitka (tente) ; elle ne lui sert qu’à recevoir les étrangers et les fonctionnaires supérieurs ou officiers russes avec lesquels il est directement en rapport comme hetmann des Kalmouks.
Depuis la grande émigration des Kalmouks, la Russie fait ce qu’elle peut pour retenir tous les individus de cette race qui sont restés sur son territoire, et pour ramener ceux qui sont partis ; elle voudrait se débarrasser des Kirghis, voleurs insaisissables. Les Kalmouks, ennemis irréconciliable des Kirghis, pourraient lui rendre ce bon office. Aussi leurs princes ont-ils des grades élevés dans l’armée russe : le fils du prince Toumaine était page de l’empereur ; aujourd’hui il doit être aide-de-camp.
Cette famille est du sang des Koschottes, une des races princières les plus respectées des tribus de l’Asie centrale, et dont l’illustration remonte jusqu’aux temps des antiques migrations. Le père du prince actuel avait reçu du gouvernement russe de nombreuses décorations et le rang de colonel, pour avoir levé, en 1812, parmi ses vassaux et ses clients, un régiment de cavalerie qu’il conduisit jusqu’à Paris. À son retour de cette expédition et comme en souvenir de la civilisation occidentale, il crut devoir échanger sa kibitka de chef nomade contre une demeure permanente. Possesseur d’un million d’hectares de terre et d’un énorme revenu, il éleva à grands frais, dans une île du Volga, le palais dont j’ai parlé plus haut ; mais il ne l’a jamais habité. Pendant sa construction, des peines secrètes inclinèrent subitement l’esprit du prince vers les pratiques austères de la religion de ses ancêtres (le Bouddhisme). Retiré dans un pavillon isolé, il passa le soir de sa vie en conférences avec les prêtres et dans les exercices de la piété la plus rigide. Après avoir vécu au désert et sur les champs de bataille en vrai descendant de Tchenkis et d’Attila, il mourut en digue disciple de Çakia-Mouni, dans un ascétique recueillement.
Le prince, son fils, vient nous recevoir, tout brillant sous son uniforme d’officier général et ses décorations. Cette réception officielle s’adresse bien plus aux officiers qui nous accompagnent qu’à nous-mêmes, car, aussitôt après une cérémonie religieuse dont je parlerai tout à l’heure, nous le voyons revenir en costume kalmouk. Ce n’est plus le même homme.
Nous entrons dans un salon. Le Kalmouk qui paraît remplir l’office de maître des cérémonies, nous conduit devant une grande porte qui s’ouvre à deux battants, et nous laisse voir la princesse Toumaine, assise sur un divan un peu élevé, entourée de ses dames d’honneur ; toutes sont immobiles et paraissant très-satisfaites de l’effet qu’elles produisent sur nous.
La princesse est vêtue avec magnificence et d’une façon tout à fait originale ; son costume se compose de plusieurs robes superposées ; celle de dessus, descendant jusqu’à terre, est ouverte devant et laisse voir la seconde brodée de perles et de turquoises. Sous cette seconde robe, ouverte aussi, mais agrafée avec des diamants, est une chemise à col rabattu comme ceux des hommes. Les cheveux de la princesse tombent devant et derrière elle jusqu’à ses pieds, en longues nattes enveloppées d’un fourreau de soie brochée. Les jeunes filles seules laissent leurs cheveux à découvert. La coiffure se compose d’un bonnet d’étoffe dorée, surmontée d’une houppe rouge de forme carrée. La partie inférieure du bonnet, fendue sur le front et derrière la tête, s’abaisse d’un côté et se relève de l’autre.
La princesse est très-jolie, quoique ses yeux, obliques comme ceux des Chinoises, et son nez un peu aplati accusent parfaitement le type de sa race.
Aussitôt la présentation faite, nous devons assister à une cérémonie religieuse, une espèce de Te Deum, chanté en notre honneur pour appeler sur nous les bénédictions du Dalaï-Lama.
Le prince s’approche de la princesse, et, lui donnant la main, l’accompagne jusqu’à la porte du château où une calèche très-élégante l’attend pour la conduire à la pagode.
Les dames d’honneur, accroupies de chaque côté, et qui, faisant tableau, n’avaient-pas remué pendant toute la présentation, à ce point que je me demandais si elles étaient vivantes, se sont enfin levées lentement et bien ensemble, et ont suivi leur maîtresse, sans qu’aucun de leurs mouvements, dissimulés par leurs grandes robes (elles portent le même costume que la princesse), ait pu les faire prendre pour autre chose que des automates mécaniques très-bien confectionnés. Lorsque le cortége est réuni sur le perron, la princesse monte dans la calèche, accompagnée de sa sœur et d’un enfant, né d’un premier mariage du prince.
Des chevaux tout sellés sont amenés. La princesse a fait un signe à ses dames. Celles-ci, sortant de leur immobilité, ont lestement ramené entre leurs jambes leurs belles robes d’apparat, et, sautant chacune sur un cheval sans le secours de l’étrier, elles partent au galop en poussant des cris sauvages : c’est une manière d’exprimer leur satisfaction.
Après dix minutes de course, on arrive devant un monument dont l’architecture nous paraît un mélange des ornementations indoue et chinoise. C’est la pagode, le temple élevé à la gloire du dieu ou plutôt des diffé-