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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/98

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destinée à suppléer au poste de l’île de la Ronde, abandonné depuis quelques années[1], ce village et sa garnison n’empêchaient nullement les flibustiers, maraudeurs et contrebandiers du Pérou de pousser des reconnaissances en pays brésilien. Comme au temps de l’occupation de l’île de la Ronde, il leur suffisait pour faire la nique au Brésil et braver ses décrets et ses ordonnances, de rallier la rive gauche du fleuve où le qui-vive des sentinelles n’arrivait pas et où les balles des escopettes ne pouvaient les atteindre.

Pour déjouer les ruses de ces pillards et les forcer à compter avec la douane ou la justice, selon la nature des opérations auxquelles ils se livraient, — l’alferez Coelho imagina d’établir sur la rive droite du fleuve, à l’endroit appelé la Tahuatinga, le poste que nous y voyons aujourd’hui. Neuf soldats et un sergent détachés de la garnison de São José, vinrent s’y installer avec leurs bagages et leurs affections représentées par des Indiennes de race Ticuna. La petite colonie crût et multiplia sous la raison glorieuse de São Francisco Xavier da Tabatinga.

Ce poste militaire, qui compte un siècle d’existence à l’heure où nous écrivons cette ligne, est situé à quelque trente pieds d’élévation, sur une colline que termine un vaste plateau dénudé. Un escalier, grossièrement taillé à coups de bêche, conduit du rivage au sommet de cette éminence.

Deux maisons en bois, à toiture de chaume, orientées au couchant et placées en retour d’équerre, servent de logement au commandant du poste. La caserne ou quartel des soldats, étroit et long bâtiment situé à une portée de fusil de ces maisons, leur fait vis-à-vis, et reçoit par opposition le premier rayon du soleil levant.

Au bord de l’éminence, une bicoque en figure de poivrière, qui dut autrefois servir de guérite et qui ne sert plus que de colombier, un mât de pavillon pour arborer les couleurs brésiliennes, et pour assurer leur indépendance quatre pierriers de bronze couverts d’une vénérable patine — Ærugo nobilis — donnent au site un peu maigre d’aspect, je ne sais quoi de martial et de belliqueux.

Derrière le logement du commandant, le terrain coupé brusquement aboutit à un ravin ombragé par des touffes de ficus, de ricin et de miritis. Ce ravin desséché est le chemin qui conduit du poste au village, car Tabatinga a un village d’une douzaine de cabanes, où habitent, mêlées à quelques couples Ticunas, les brunes compagnes des défenseurs du poste. Mars et Vénus ne sont séparés que par la largeur du fossé.

En touchant au rivage, je m’étais rendu chez le commandant pour lui offrir mes civilités. Je le trouvai assis au seuil de sa maison, vêtu d’une chemise et d’un caleçon court, les pieds chaussés de vieilles savates et fumant dans une pipe rouge à long tuyau. L’heure encore matinale — le soleil se levait — autorisait un pareil négligé.

Sous le regard vigilant de ce fonctionnaire, homme d’âge mûr, obèse, brun de peau, à la chevelure étalée, crêpue et grisonnante, cinq ou six soldats nus jusqu’à mi-corps, et accroupis autour d’un baquet, lavaient en famille leur linge sale. Cette manœuvre pacifique me reporta soudain à l’époque heureuse et déjà éloignée, où j’explorais en amateur les versants orientaux des Andes.

Que d’heures charmantes j’avais passées au bord de ruisseaux inconnus, lavant ma défroque à l’instar de ces guerriers brésiliens, et comme eux faisant écumer le savon sous mes doigts agiles !

Le commandant, qui avait cru devoir répondre à ma visite de politesse par une invitation à déjeuner, me quitta bientôt pour aller faire sa toilette. Je profitai de l’incident pour dessiner le poste et ses alentours. Deux heures s’écoulèrent ; puis un soldat vint m’annoncer que le repas était servi. En entrant chez mon hôte, je le trouvai à table avec son épouse. Tout en remarquant d’un coup d’œil que les conjoints paraissaient jouir d’une santé parfaite et rivalisaient d’embonpoint, je présentai mes hommages à la dame et m’excusai de m’être fait attendre. Le déjeuner se composa de tortue frite et d’œufs brouillés. Des galettes de manioc de l’épaisseur d’une gaufre remplacèrent le pain.

En guise de dessert, la commandante nous offrit un verre de tafia, en prit un elle-même et, l’ayant choqué gracieusement contre les nôtres, le vida tout d’un trait, comme pour nous donner l’exemple. L’effet immédiat de cette liqueur que les Brésiliens appelent cachassa, est de délier la langue et de pousser aux confidences. Mes hôtes, qui jusque-là s’étaient montrés peu communicatifs, m’ouvrirent brusquement leur cœur. Tous deux étaient encore sous le coup d’une légitime terreur. Onze jours avant mon arrivée à Tabatinga, un complot tramé par les soldats du poste et qui ne tendait rien moins qu’à occire traîtreusement le digne couple, avait été découvert par hasard. Les principaux meneurs, chargés de chaînes, avaient été envoyés à la Barra do Rio Negro où leur procès devait bientôt s’instruire. Quant à leurs complices, admonestés sévèrement par le commandant et la commandante qui leur reprochaient à l’envi leur noirceur et leur perfidie, ils en avaient été quittes pour huit jours de cachot et un régime débilitant de farine de manioc et d’eau pure.

Je félicitai mes hôtes de la protection visible que le ciel leur avait accordée en cette circonstance et, les ayant engagés à redoubler de surveillance, je pris congé d’eux et regagnai mon embarcation.

Chemin faisant, la confidence du commandant de Tabatinga au sujet du danger qu’il avait couru, me remit en mémoire le sort de son prédécesseur, fusillé à bout portant par ses propres soldats. Le crime perpétré, les meurtriers s’étaient enfuis dans plusieurs directions, abandonnant aux vautours urubus le cadavre de leur victime. Les uns étaient entrés dans la Quebrada d’Atacoari ; les autres avaient remonté l’Amazone jusqu’à son con-

  1. La situation désavantageuse de l’île de la Ronde, très-rapprochée de la rive droite du fleuve et sans action sur la rive gauche, fut cause qu’on l’abandonna après une occupation de quelques années.