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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/117

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sut conserver longtemps, dans une douzaine de lacs qui profilent ses rives, la variété de lamantins, dite Peje boy de Azeite. Ces cétacés, comme l’indique leur étiquette portugaise, fournissaient peu de viande ; mais, en revanche, chaque individu donnait jusqu’à trente almudes d’huile, soit plus de cinq cents litres. Nous parlons du temps où leur espèce avait la faculté de croître et d’engraisser, qu’elle n’a plus aujourd’hui.

C’est à Faro que s’achève la juridiction du Rio Negro et que commence celle du Para. La ligne imaginaire qui sépare ces deux provinces part de Faro, sur la rive gauche du fleuve, et aboutit, sur sa rive droite, à la colline de Parenti.

À part les plantations de théobrome et leurs maisons blanches qui disparaissent sur un point et reparaissent sur un autre, rien d’intéressant ne charme notre vue, rien de curieux ne sollicite notre attention. Pour échapper à l’ennui qui nous envahit insensiblement, nous prétextons un besoin d’exercice et, laissant le sloop courir des bordées, nous descendons dans la pirogue que, depuis la Barra do Rio Negro, il traîne à la remorque ; nous en larguons l’amarre et, conduits par deux matelots Tapuyas, nous voguons avec le courant, rasant de près la berge ou nous en écartant, selon que la prudence le commande à nos hommes.

Quelquefois nous quittons le sloop dans la matinée et nous n’y revenons qu’au coucher du soleil. Ces jours-là, nous allons battre la forêt, cueillant des fruits sylvestres, des plantes et des fleurs dont la pirogue est bientôt encombrée. À l’heure des repas, si l’un de nous a oublié de se munir de provisions, nous allumons du feu et nous faisons griller des amandes de Capuçaya (Bertholletia). Pendant que les Tapuyas vont et viennent, ramassant des bûchettes et recueillant la moëlle de certains arbres qui leur sert d’amadou, si je ne me sens pas d’humeur à les suivre, je m’assieds sur la berge et je regarde l’eau du fleuve couler en frôlant les herbes du bord. Voir couler l’eau fut toujours un de mes plaisirs. Ici ce plaisir revêt des formes nouvelles ; chaque flot qui passe, me semble un messager venu de la Sierra, qui m’apporte le souvenir ou l’adieu d’une connaissance. J’interprète à ma guise le bruit qu’il fait en clapotant contre la rive. Au milieu de la rêverie où me plonge ce murmure stupéfiant de la brise et du flot, des bruits soudains retentissent et me font tressaillir. Tantôt c’est la chute d’un gland de ces quercus, communs sur l’Amazone[1], qui fait monter à fleur d’eau le poisson Tambaké, ou la capsule multilobée du Hura crepitans, qui éclate avec le bruit d’une arme à feu et fait pleuvoir sur les feuillages une grêle de projectiles, ou bien encore, dans les profondeurs des forêts, le craquement, grossi par les échos, d’un arbre centenaire, dont l’humidité a pourri la base et qui tombe en écrasant toute une génération d’arbres et d’arbustes venus à son ombre. Quand je suis las de rêver et d’ouïr, je regarde. Les plans de verdure, diversement éclairés, selon l’heure de la journée, ont de charmants aspects ; les feuilles roses le matin, puis lumineuses à midi, avec de fortes ombres portées, étincellent aux rayons du soleil couchant, comme des rubis en fusion. Quand le vent du soir les remue en passant, on croirait voir des cascades de braise. Le crépuscule ne tarde pas à étendre sur elles son manteau d’un gris terne et froid. C’est le moment où nous rentrons dans la pirogue pour aller à la recherche de notre sloop, que nous trouvons ancré à la pointe d’une île et nous attendant.

Quand l’idée de pêcher m’est venue en rêve, je quitte le bateau avant que le jour ait paru. Suivi de mes hommes, que ces excursions amusent fort, je vais tendre des lignes dans quelque anse du fleuve, dont l’eau calme, abritée contre le courant et le vent, est chère à la gent poissonneuse qui s’y retire pour dormir. Au moment où l’archer céleste décoche le premier de ses traits de feu contre la glace immobile de ce bassin, — lisez sans pathos : à l’heure où le soleil commence à éclairer la baie, — mes hameçons ont presque toujours accroché quelque proie. Tantôt c’est un Surubi à la peau brune, lisse et gluante, ou un Sungaro au dos bleu et au ventre d’argent, ou bien encore un Tucunari peint de couleurs splendides.

Ces poissons, fichés au bout d’une gaule ou roulés dans des feuilles de balisier, prennent, par la cuisson, une mine appétissante. Nous les mangeons sans pain, sans sel et sans citron, ce qui ne nous empêche pas de les trouver exquis. Les drupes du palmier Assahy, que nous écrasons dans une calebasse d’eau, nous donnent une teinture épaisse et de couleur violette qui remplace le vin. Ces jours-là nous faisons des repas de prince.

Parfois le soir, au coucher du soleil, la proposition de flâner un moment est émise par le pilote et adoptée à l’unanimité par l’équipage ; on descend à terre ; on allume un feu de branchages ; la marmite du bord est placée dessus et le pilote prépare lui-même un café clair qu’il édulcore avec de la mélasse. Chacun de nous, muni d’une tasse quelconque, puise tour à tour dans le récipient. Nos gens mêlent volontiers à cette eau roussâtre une poignée ou deux de farine de manioc et la transforment en bouillie. Le luncheon est entremêlé d’éclats de rire, de plaisanteries au gros sel et quelquefois aussi d’aperçus piquants et entièrement inédits sur la Faune de la contrée et sur le Jaguar en particulier.

Le Jaguar amazonien dont les Tapuyas comptent neuf variétés[2], est la bête qu’ils admirent le plus et qu’ils

  1. Le genre Quercus de la famille des Cupulifères, est représenté sur l’Amazone par des arbres de quatrième grandeur et compte plus de vingt variétés.
  2. Yahuaraté pacoa sororoca, individu de grande taille, à robe claire avec des taches très-espacées. — Yahuaraté-miri, individu de petite taille, à robe claire et très-mouchetée. — Yahuaraté-tahua, individu de taille moyenne, à pattes jaunes et à robe plus mouchetée que la variété précédente. — Yahuaraté-piranga, individu de grande taille, à robe noire et sans mouchetures. — Yahuaraté-yahuaruna, individu de grande taille, à robe rousse et sans mouchetures. — Yahuaraté-uru, individu de grande taille, à robe d’un noir terne, à mouchetures d’un noir luisant. — Yahuaraté-murutinga, individu de grande taille, à robe noire, tachetée de blanc ; c’est le plus redouté des indigènes. — Yahuaraté-maracaja, individu de la taille d’un chat sauvage, à robe claire et