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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/121

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voyage ostensiblement avoué, n’était ignoré de personne et nous n’en ferons pas mystère aujourd’hui. Pedro Teixeira allait, au nom du premier gouverneur de la province du Para, Francisco Coelho de Carvalho, faire la traite des Peaux-Rouges. Les bras manquaient pour les travaux des villes et des campagnes et les nations Tupinamba, Tapuya, Tucuju auxquelles on avait recouru jusqu’alors, ne suffisaient plus à la consommation d’indigènes que, depuis onze ans, les Portugais faisaient dans leurs nouveaux domaines.

Ce premier voyage de Teixeira ne valut au gouvernement qu’une quarantaine d’Indiens, échantillons anthropologiques pris à la hâte dans quelques affluents de la rivière. C’était peu sans doute ; mais la capture de ces individus avait permis à l’explorateur de reconnaître les lieux, de prendre langue avec les naturels et de tout préparer pour une seconde expédition qui devait être décisive.

Cette expédition eut lieu à deux ans de là. Les mesures étaient bien prises et les Portugais en nombre suffisant ; seulement nul n’avait prévu que les Indiens tenteraient d’opposer la force à la force ; il fallut en venir aux mains. Mais que pouvaient des hommes nus, avec leurs lances ou leurs flèches, contre des troupes disciplinées et pourvues d’armes à feu ? On fit de ces malheureux un tel carnage, que le gouverneur du Para, inquiété par la clameur publique, dut rappeler ses émissaires, abroger la loi par lui promulguée au sujet de la traite des Peaux-Rouges, que jusque-là on avait pu faire en tout temps, et y substituer un décret qui bornait à deux battues par an et une autorisation préalable, la chasse autrefois permanente. Bon nombre de chasseurs éludant le décret, chassèrent sans port d’armes dans les forêts du roi d’Espagne et Portugal[1].

En 1654, un village, fondé à l’embouchure du Tapajoz, reçut les débris de la nation des Tapajoz qui avaient donné leur nom à la rivière ou qui le tenaient d’elle ; d’autres villages appelés Villafranca, Alter do Chaõ, Boim, Santa-Cruz, Piñhel et Aveiro, furent successivement édifiés dans l’intérieur ; enfin une forteresse, celle qu’on voit encore à l’embouchure de la rivière, fut bâtie en 1697, pour assurer l’intégrité de ces villages et les mettre à l’abri d’un coup de main.

En 1758, un décret du dix-neuvième gouverneur du Para, Francisco Xavier de Mendonça Furtado, éleva au rang de villes tous les villages du Haut et du Bas Amazone. Certain corrégidor, nommé Pascoal Abranches, fut chargé de la notification du décret. Ce fonctionnaire, accompagné d’une suite nombreuse, remonta l’Amazone dans une barque enguirlandée de feuillages, au son du rebec, de la viole et du psaltérion. Nous ne savons si les cités nouvelles s’émurent à l’annonce de leur grandeur et bondirent de joie, comme les collines de l’Écriture.

Cette même année, l’humble village, édifié à l’embouchure de la rivière Tapajoz, disparut et fut remplacé par la cité de Santarem. La nouvelle ville crût et prospéra rapidement. Chaque année ajouta un fleuron à sa couronne. 1798 la gratifia d’une milice, et 1799 la dota d’une école publique. En 1800, le vingt-cinquième gouverneur du Para, Francisco Souza Coutiñho, le même qui fit fouetter d’abord et noyer ensuite avec une pierre de meule attachée au cou, la sage-femme Valera et deux de ses compagnes à qui il attribuait la perte de sa maîtresse, trépassée de suites de couches, ce gouverneur fit de Santarem le chef-lieu d’une juridiction ; en 1815 elle devint le siége d’un tribunal ; en 18…., mais nous nous arrêtons, craignant de blesser par des louanges indiscrètes, la modestie des habitants de cette ville.

Santarem, malgré le petit nombre de ses maisons, — nous n’en avons compté qu’une centaine, — jouit parmi les populations du Bas Amazone d’une réputation d’élégance et même d’atticisme, que loin de lui contester, nous nous plaisons à dénoncer publiquement. À cet égard, nous irons même jusqu’à dire qu’il en est des cités comme des individus ; qu’un homme peut être grand par l’esprit et le caractère et avoir un pantalon trop juste ou un habit trop court, une ville enfermer beaucoup de qualités publiques et privées dans très-peu de maisons.

Depuis longtemps je poursuivais un rêve que notre pilote a bien voulu réaliser. Ce rêve, passé chez moi à l’état d’idée fixe, d’envie de malade ou de femme grosse, consistait à manger des haricots rouges. Ceux de Santarem sont renommés pour leur qualité. Comme le pilote descendait à terre où il avait à voir un commerçant de la ville en relations d’affaires avec son armateur de la Barra, je l’ai prié de m’acheter dans une loja ou boutique d’épiceries, pour quelques vintins de feijoens, mots portugais qu’on peut traduire par « quelques sous de haricots. »

En attendant son retour, j’ai fait un lavis de Santarem avec ses maisons grises, sa ligne de coteaux brûlés, l’ourlet de sable jaune qui fait une frange à sa robe, et sa rivière à l’eau figée où les voiles blanches et rouges des navires à l’ancre, se reflétaient confusément. Le soleil activait ma besogne ; à peine étendais-je une teinte, qu’il la séchait incontinent.

Après une absence de trois heures, le pilote est revenu le teint enflammé et l’air souriant. À l’odeur de tafia qu’exalait son haleine, j’ai compris sur-le-champ d’où provenaient son coloris et sa gaieté. Les haricots qu’il avait achetés et qu’il portait dans son mouchoir de poche, ont été lavés et relavés par moi, mis dans une marmite, celle-ci placée sur le feu, puis le sloop a levé l’ancre et repris sa marche. Dix minutes après, la ville de Santarem, sa forteresse et sa rivière, disparaissaient à nos regards.

Le village d’Alemquer reste à huit lieues dans le nord, sur la rive gauche du fleuve. Un rideau d’îles verdoyantes étendu devant lui, l’empêche de voir les

  1. On sait que le Portugal annexé à l’Espagne après la bataille d’Alcacer-Quivir, gagnée par Philippe II et où périt le roi Dom Sébastien, — 4 août 1578, — recouvra son indépendance après les batailles das Liñhas d’Elvas, Almeixial, Ribeira de Aguiar et Montes Claros, successivement perdues par les généraux de Philippe IV — 1659, 1665.