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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/124

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sont couvertes en chaume et cinq en tuiles rouges. Les unes bordent le sommet du coteau ; les autres sont éparpillées près du rivage. Au centre d’un espace vide ménagé entre ces demeures, s’élève l’église du lieu, maison carrée, percée d’une porte et de deux fenêtres. La ligne du coteau est accusée par un plan de végétation magnifique où dominent les palmiers, les puchiris, les bombax et les hevœas. Au bord de l’eau, de frêles embarcations à voiles, qui se balancent sur leurs ancres, complètent la physionomie heureuse et presque gaie de ce petit village qui, à la barbe des décrets et des ordonnances, a eu Le bon esprit de rester ce que Dieu l’avait fait.

L’heure est à la marée montante. Le sloop s’est approché du bord et a laissé tomber son ancre dans la vase. Un instant après, j’étais assis dans la pirogue que deux Tapuyas faisaient voler sous l’effort de leurs rames. Le grand fleuve a changé d’aspect. Sa surface, dénuée d’îles, laisse voir l’ourlet jaunâtre de ses rives et la ligne de leurs forêts décrivant une courbe immense et s’allant perdre à l’horizon dans une brume de lumière et d’azur. Les plantations de cacao, nées à Villa-Nova, se sont évanouies devant Monte Alegre. Avec elles ont disparu les Engenhos, ces maisons rurales blanchies au lait de chaux, ornées de volets verts et de tuiles rouges.

La civilisation a cédé momentanément le pas à la barbarie. La rive droite est voilée par d’épaisses forêts au-dessus desquelles volent en croassant des aras bleus et rouges. Des faisceaux de lianes, sorties en apparence d’un tronc commun et qui vont se ramifiant à l’infini, ont enlacé les arbres et les attachent l’un à l’autre par des câbles puissants, enguirlandés de feuilles et de fleurs. Dans ces hamacs de verdure, balancés par toutes les brises ou secoués par tous les ouragans, montent, descendent, s’agitent, cabriolent des escouades de singes illiputiens, Saïmiris, Tamarins, Ouistitis, qui font entendre à notre approche des cris aigus, nous regardent d’un air étonné avec ces perles noires qui sont leurs yeux, puis se blottissent dans l’épaisseur du feuillage ou s’élancent en trois bonds à la cime d’un arbre, quand la distance qui nous sépare d’eux ne leur paraît pas suffisante.

Un de ces charmants lutins, plus hardi ou plus confiant que les autres, se laisse approcher d’assez près pour que nous puissions distinguer la couleur de sa robe et celle des anneaux dont sa queue est ornée ; à l’exiguïté de sa taille — cinq pouces environ — à sa fourrure grise et presque rase, à sa queue annelée de blanc et de noir, nous reconnaissons le Ouistiti mignon ou Jacchus Pigmæus. La gracieuse petite bête, assise sur son derrière, tient dans ses mains une drupe de palmier de la grosseur d’une noisette, qu’elle grignotte et fait tourner rapidement. Le péricarpe de ce fruit, dont la dureté émousse l’acier du couteau, ne résiste pas aux incisives du petit singe. En quelques minutes, l’enveloppe ligneuse tombe en fine sciure et la vue de l’amande, apparaissant dans sa blancheur laiteuse, arrache à l’animal la plus hétéroclite de ses grimaces.

Après avoir hâlé la pirogue à terre, nos hommes sont partis à la recherche de fruits d’Assahy et m’ont laissé seul. N’ayant ni hameçons pour pêcher, ni plume ou crayon pour écrire, l’idée m’est venue d’entrer dans la forêt pour me distraire et avoir un peu d’ombre. En regardant au point de vue décoratif ce splendide fouillis de végétaux et le comparant, pour la centième fois peut être, à la forêt tropicale telle que l’interprètent nos paysagistes parisiens, j’ai reconnu, pour la centième fois aussi, que le texte et la traduction, l’original et la copie, différaient essentiellement. À quoi cela tient-il ? va demander ici quelque curieux. À une chose bien simple, répondrons-nous. Cela tient à ce que la plupart des peintres et des décorateurs n’ayant jamais vu la nature qu’ils étaient appelés à rendre, ont cru pouvoir y suppléer en reproduisant l’intérieur d’une serre chaude, où presque toujours les Palmiers de l’Inde coudoient, faute d’espace, les Cactées du Mexique ; où les Zamias et les Cycas de l’Afrique sont mêlés aux Mimoses et aux Orchidées du Brésil. De là, dans leur œuvre, cet arrangement symétrique qu’on ne trouve jamais dans une forêt tropicale et, défaut bien plus grave, ce rapprochement incongru d’espèces végétales de contrées différentes qui fait le désespoir des botanistes et des horticulteurs, quand ils le constatent dans un tableau ou sur les portants d’un théâtre.

Avec la serre chaude dont ces artistes ont fait une maquette à leur usage, il est un prototype, on pourrait dire un poncif, un guide-âne adopté par l’inexpérience et consacré par la routine, qu’ils ont consulté maintes fois et qui n’a pas peu contribué à fausser leur goût et leur jugement. Nous voulons parler de l’odieuse forêt vierge de M. de Forbin, vulgarisée par la gravure, et que, depuis quarante ans, chacun a pu voir grimacer aux vitres des marchands d’estampes. Quoi de plus mensonger que cet intérieur des bois, fait de pièces et de morceaux ajustés sans égard pour leur couleur disparate ! Dans cette composition à tiroirs, où tout se trouve, où rien ne manque, si ce n’est cette seule chose qu’on appelle la vérité, la fougère arborescente déploie son éventail à l’ombre des bambous, le strélitzia fleurit à côté de l’orchis, les aroïdées voilent la base des palmiers et les orobanchées pendent tout exprès aux branches des arbres pour faire une opposition pittoresque aux nymphœacées des bas-fonds. Puis, comme si cet étrange pêle-mêle n’était pas suffisant, de complaisantes échappées ouvertes dans la forêt permettent à un torrent, venu on ne sait d’où, d’y rouler ses eaux écumantes, et au soleil d’éclairer certains plans et d’en laisser d’autres dans l’ombre, le tout pour la plus grande gloire de ce que les peintres nomment l’effet.

Loin de nous la pensée de faire de l’œuvre d’autrui une cible à notre critique. Mais, en littérature comme en peinture, il est de ces énormités qui ont le don d’é-