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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/192

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étions en face d’une troupe de kanaks et nous nous sentîmes heureux d’avoir nos fusils que nous gardions dans la main, prêts à faire feu. Le chirurgien répondit quelques mots kanaks et je ne sais comment aurait fini cette conversation, si mon chien qui ne comprenait rien à tout ce colloque, n’était allé sauter dans la baleinière, en passant au milieu des marins. Ceux-ci le reconnurent et s’écrièrent en bon français : « Est-ce vous, lieutenant ? » Dix minutes après, nous étions à bord.

Pendant cette excursion nous avions tués, entre autre gibier, un héron blanc et un animal des plus curieux, le vampire calédonien.

Ce vampire ou roussette, une petite chauve-souris et le rat, sont les seuls mammifères propres à cette île. Le corps de la roussette a vingt-cinq centimètres de longueur ; sa tête grosse, à oreilles courtes, recouvertes de longs poils au sommet, terminée par un museau pointu, armée de dents formidables, rappelle, en miniature, la tête de l’ours ou du renard ; ses yeux sont noirs, vifs et intelligents ; tout son corps est couvert d’une fourrure fauve et noire, formée de poils assez longs ; son aile est une membrane noire de trente-cinq centimètres de longueur, garnie de petits os qui courent en divergeant comme de longs bras soudés à la membrane et se terminent par une griffe solide servant à l’animal à s’accrocher aux branches.

La femelle ne produit à la fois qu’un petit qui se tient collé au ventre de sa mère assez longtemps. Lorsqu’il est déjà fort, son poids entrave le vol de la mère et quelquefois on peut tuer ces deux pauvres créatures à coups de pierre sur les branches où elles se tiennent comme sur un point favorable pour prendre leur vol et s’enfuir. Pendant la saison qui précède la maternité, au commencement de la nuit, le mâle et la femelle décrivent des rondes fantastiques dans les airs avec accompagnement de cris discords, aigres et retentissants.

Cet animal vit ordinairement dans les montagnes et au milieu de l’obscurité des hautes forêts ; il se nourrit de graines. Lors de la fructification des niaoulis qui couvrent la campagne, les roussettes sortent de toutes parts des bois, au coucher du soleil, et viennent s’abattre sur ces arbres pour en dévorer les graines.

Les fruits mêmes du cocotier ne sont pas épargnés par le vampire.

Comme tous les animaux frugivores, la roussette est bonne à manger ; le goût de sa chair rappelle celui du lapin ; le kanak en est très-friand, mais l’idée seule d’y porter la dent répugne à beaucoup d’Européens.

Du poil de la roussette, le Néo-Calédonien fait des cordons et les réunit en masse pour former un gland volumineux que les femmes suspendent à leur collier de façon à ce qu’il leur tombe sur le dos. Le tissage de ces poils étant très-long, les cordons en acquièrent d’autant plus de prix et, comme nos monnaies, ont une valeur fixe. Ainsi, pour une certaine longueur de ces tresses, on achètera une pirogue, une femme, etc.

Une fois tressés, les poils de roussettes sont teints en rouge au moyen de la racine d’une morinda très-abondante au milieu des champs de la Nouvelle-Calédonie. J’ai apporté en France des échantillons de cette racine ; elle fournit une couleur jaune très-belle, qui passe elle-même au rouge dès qu’elle est traitée par des eaux alcalines.

Quoique ce travail de tissage et de teinture du duvet de la roussette nous paraisse bien simple, il indique cependant que le Néo-Calédonien a su tirer du seul animal à fourrure qu’il possède, tout le parti que nous aurions pu en tirer nous-mêmes.

Au delà de Goro, le vent dont la direction nous était alors très-favorable, nous poussa bientôt devant l’embouchure de la belle rivière d’Yaté où quelques mois plus tard devait se passer un des événements les plus importants de l’histoire de la colonisation néo-calédonienne.

Nous avions sous les yeux une plaine fertile dont la longueur au bord de la mer est de 27 kilomètres et la profondeur de 1 800 mètres ; elle a été formée exclusivement par les riches alluvions qu’un grand cours d’eau a superposées là depuis des siècles ; cette rivière à laquelle les Européens donnent le nom de la plaine, est une des plus grandes de l’île ; elle descend d’un groupe de formations éruptives ferrugineuses et magnésiennes qui sont stériles et désertes. Ce n’est qu’après un parcours de quarante kilomètres environ, c’est-à-dire à son embouchure, que ce courant devient presque un fleuve, arrosant la belle plaine dont j’ai parlé. Il est navigable pour de grosses embarcations et, en se mélangeant aux eaux de la mer, il forme une véritable baie. Sa largeur est de plus de cent mètres et il coule entre deux hautes berges verticales.

Au commencement de 1864, séduit par l’heureuse situation de cette plaine bien arrosée et d’un facile accès, le gouverneur de la colonie essaya d’y appliquer l’idée du travail en commun. La frégate la Sibylle venait précisément d’amener bon nombre de colons. On choisit dans la masse une société composée de vingt membres représentant des industries diverses. Il s’y trouvait un papetier, un mécanicien, deux ferblantiers, deux forgerons, un tailleur de pierres, deux mineurs, un boulanger, un charpentier, un couvreur, un maréchal ferrant, deux briquetiers, un sellier, deux agriculteurs, et deux femmes qui suivaient le fortune de leurs maris.

On donna à cette communauté trois cents hectares de terrain dans la plaine, soit quinze hectares par personne. De plus le gouvernement fit l’avance de bétail, de poules, de graines, d’outils et d’ustensiles aratoires. La direction de la société fut confiée à l’un des sociétaires, sous la surveillance d’un conseil choisi parmi les membres.

Les choses étant ainsi réglées, le 14 janvier 1864, les vingt sociétaires furent embarqués à Nouméa avec leur matériel, sur un des bateaux de la station locale, pour être conduits à Yaté. Avant leur départ, le gouverneur se rendit à bord et, dans un long discours, fit entendre aux nouveaux colons tout ce qu’il attendait de cette application des idées sociétaires.

Tel fut le début d’une innovation sur laquelle bien des gens fondaient des espérances, tandis que, il faut le