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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/241

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mille pieds cubes. On entasse là toutes les coupes de l’année, on ouvre les écluses, et l’onde furieuse charrie le bois jusqu’à la rivière. La Mourg se gonfle à son tour, enlève les troncs amoncelés sur ses bords, et les emporte vers le Rhin, où elle finit par se jeter, après avoir glissé sous les murs de Rastadt et fait une course de vingt lieues.


V


Pendant que la Mourg, sortie à l’est des flancs de la Hornisgrinde, se précipite vers le nord, le Lierbach, perçant à l’ouest l’autre déclivité de la montagne, tourne brusquement vers le sud. Il rencontre bientôt sur son passage, en un bassin verdoyant et désert, les ruines d’un vieux prieuré, l’abbaye d’Allerheiligen ou de Tous-les-Saints, monastère qui aurait dû être éternel, puisqu’il avait pour protecteurs tous les personnages les mieux vus dans l’autre monde et avait en outre été miraculeusement fondé. S’il devait sa naissance à la duchesse Uta de Schauenbourg, il devait effectivement sa situation à un âne. La duchesse était fille du riche comte palatin Gottfried de Kalw et de la belle Luitgarde de Zæringen, dont elle hérita le manoir de Schauenbourg, que nous visiterons bientôt. Épousée par le comte d’Eberstein, qui mourut très-jeune, elle fut ensuite unie au comte Welf d’Altdorf. Son premier mariage n’avait pas été heureux, puisqu’elle avait perdu prématurément le compagnon de ses beaux jours ; le second ne le fut pas davantage. Le seul enfant qu’elle avait eu de sa nouvelle union périt au bout de quelques années. Le père, pour se consoler, s’abandonna sans réserve au libertinage et à d’autres excès. La mère inconsolable se retira en Italie dans un monastère. Les humeurs chagrines, les infirmités, l’isolement de la vieillesse, que tout le monde abandonne pour rechercher de plus frais visages, purent seuls réunir les deux époux près de leur foyer longtemps désert. Mais bientôt un des fauteuils resta vide. La duchesse, qui survivait à son second mari, ne songea plus qu’aux œuvres de piété. Elle résolut de construire une abbaye, mais ne sachant au juste en quel lieu, elle ordonna de charger sur un âne les fonds nécessaires et de le laisser marcher sans contrainte : là où il ferait halte de lui-même, on bâtirait le monument. La bête partit donc de Schauenbourg, suivie de quelques domestiques, entra dans une vallée, puis dans une autre, et monta jusqu’au Sohlberg. Là, tourmenté par la soif, maître Aliboron frappa du pied la terre, et une source complaisante jaillit aussitôt pour le désaltérer, comme le prouve l’inscription gravée sur la margelle dont on a environné la fontaine miraculeuse :

L’AN 1191,
UN ÂNE FUT ICI CONDUIT
DONT LE PIED FIT JAILLIR CETTE SOURCE.

Rafraîchi par l’eau merveilleuse, le baudet reprit sa marche, pénétra dans une haute vallée en amphithéâtre, y jeta son fardeau et se roula sur l’herbe. Cette haute vallée, c’est le bassin où le monastère dressa bientôt ses pignons, ses toitures et la flèche de son église. Les travaux commencèrent en 1192 et furent terminés deux ans après. Le monument ne devait pas être considérable, puisqu’on y installa seulement un prieur et cinq moines appartenant à l’ordre des Prémontrés, celui de tous qui a le plus élégant costume ; ces religieux portent en effet une robe de laine blanche avec de nombreux boutons, une ceinture de soie blanche, une toque et des bas de même couleur. On dirait qu’ils forment parmi les cénobites une classe d’aristocrates. La libéralité des fidèles ne tarda point à augmenter les ressources et l’importance du couvent ; peu à peu il devint une des plus riches abbayes de la contrée. Dans cette profonde solitude, où les hivers sont rigoureux et durent sept mois, où, malgré la beauté du site, on aurait pu mourir d’ennui, les moines eurent le bon esprit de former une bibliothèque, de se livrer à l’étude : ils ouvrirent même une école supérieure, qui fut bientôt jugée excellente et qui pouvait recevoir une cinquantaine d’élèves, singulière destinée pour une abbaye dont un âne avait choisi l’emplacement.

Mais l’âpre climat des hautes terres semblait trop dur à quelques prieurs : ils trouvaient cruel de loger à 664 mètres au-dessus du niveau de l’océan et de promener leurs regards pendant six mois sur des montagnes blanchies par la neige. Un de ces délicats cénobites, nommé Jean Magistri, qui habitait déjà presque toute l’année Lautenbach, dans la tiède vallée de la Rench, voulut y transférer le siége de la communauté. Mais les religieux s’y opposèrent et, après avoir tenu chapitre, en 1484, émirent une décision régulière, qui interdisait au prieur de résider à Lautenbach, sauf transitoirement, parce qu’un plus long séjour « occasionnerait l’abandon du saint lieu, où étaient ensevelis les os de la fondatrice et de leurs bienfaiteurs, exciterait par suite contre les moines l’indignation générale et amènerait enfin la ruine complète du pieux établissement. » Ce fut leur volonté qui l’emporta.

En 1657, le couvent de Tous-les-Saints, qualifié depuis son origine de simple prieuré, obtint le rang d’abbaye. Son dernier supérieur, Guillaume Fischer, après la sécularisation du domaine ecclésiastique en 1802, alla vivre à Lautenbach, et mourut à Oberkirch, sa ville natale, en 1824. L’année qui suivit l’abolition du monastère, on délibérait encore sur l’usage que l’on ferait des édifices, quand un orage enveloppa, le 6 juin, le vallon circulaire où dormaient abandonnées leurs fortes murailles. Le tonnerre y mit le feu et réduisit en cendres les bâtiments. Il ne resta debout que des pans de murs. La partie la moins maltraitée du logis claustral fut depuis lors restaurée pour servir de maison de garde, les bois d’alentour ayant été réunis au domaine public. Cette maison est devenue peu à peu une excellente auberge, où l’on trouve dans un site désert tout le bien-être de la civilisation.

Pour aller d’Ottenhœfen à l’abbaye en ruines, on