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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/260

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rendait le tissu infiniment moins beau ; on emploie encore cet expédient pour les coiffures à bas prix ; enfin on s’avisa du moyen qui a conduit au but. Afin d’avoir de meilleures ouvrières, les entrepreneurs ont poussé le zèle jusqu’à fonder des succursales, des espèces d’écoles, près de Florence et à Vallonara, près de Vicence. M. Tritscheller forma ainsi d’habiles travailleuses, qui exécutèrent des chapeaux d’une admirable finesse. On imita bientôt son exemple, et maintenant cette industrie occupe un grand nombre de personnes non-seulement à Lenzkirch et aux environs, mais à Triberg et dans les communes d’alentour.

Un autre métier non moins avantageux finit d’assurer le bien-être, la sécurité de l’esprit et les douceurs d’une vie laborieuse, mais tranquille, aux neuf cent cinquante habitants de ce village, sous un climat si rude que la neige menace de les engloutir, pendant quatre ou cinq mois de l’année. On y fabrique une énorme quantité de pendules et surtout de pendules à musique. Les diverses opérations du travail s’accomplissent sur les lieux mêmes, depuis le raffinement de l’acier jusqu’à la dorure par la galvanoplastie. Tous les mécanismes, toutes les matières vibrantes ont été employés pour varier les sons des horloges grandes et petites : les unes jouent de l’orgue, les autres du piano ; certaines frappent en cadence une rangée de cloches. Les mêmes ouvriers confectionnent non pas seulement des boîtes, mais des caisses à musique ; on m’a offert pour huit cents francs une armoire en acajou, qui renfermait tout un orchestre et exécutait une quarantaine de morceaux. On aurait pu augmenter le nombre des airs, au moyen de nouveaux cylindres. Nulle part, en conséquence, autant de voix mélodieuses n’indiquent les heures que dans le massif principal de la Forêt-Noire. Les moindres auberges, les moindres brasseries ont de ces harmonieuses conseillères, qui vous rappellent la fuite du temps. Lorsque le voyageur se repose et médite dans l’ombre des salles, il entend résonner tout à coup le chant de fête ; il tressaille aux premières notes, puis se laisse bercer par les joyeux accords.

Les pendules construites dans le Schwartzwald furent d’abord extrêmement simples : elles se composaient de trois roues auxquelles ua balancier donnait l’impulsion. Les outils, qui servaient à les faire, n’étaient pas moins grossiers : un compas, des forets, une petite scie et un couteau formaient tout le bagage de ces naïfs horlogers. Maintenant ils emploient un grand nombre d’instruments. Lorsque je visitai le plus célèbre ouvrier de Lenzkirch, cette abondance me frappa. La cabane était pleine de limes, de demi-cercles et de tarières : on en voyait sur les tables, sur les murailles, d’autres pendaient au plafond. Le maître du logis, vieillard encore très-leste, présidait ce régiment avec un air doux et grave. La lumière, brisée par une multitude de saillies, donnait à l’atelier poudreux une extrême variété de nuances et de tons. On aurait cru voir un de ces tableaux hollandais, où les moindres circonstances de la vie réelle acquièrent un charme poétique. Pour me souhaiter la bienvenue, le digne artisan me joua un morceau de grand style sur un vieux clavecin à touches de bois.

Mais ne nous arrêtons pas au milieu des ateliers et des manufactures. Les montagnards groupés autour du Feldberg sont les plus industrieux de la Forêt-Noire ; l’exemple et le voisinage de la Suisse les ont sans doute stimulés, en même temps que la rudesse du climat. Si nous voulions visiter chaque fabrique, notre voyage durerait des mois entiers. Aujourd’hui nous avons beaucoup de chemin à faire. Il s’agit de gagner, par Unterlenzkirch, le lac de Schluch, pour aller voir ensuite la fameuse abbaye de Saint-Blaise, ou du moins son emplacement et ses restes.

Le Schluchsee, qui déverse la Schwarzach par son extrémité inférieure, a juste la même étendue que le lac Titi ; mais, formé dans une région moins haute, il a un air plus riant, plus amical : il ne tient pas l’homme à distance. Un village, qui porte le même nom, a donc pu s’établir très-anciennement près de ses bords. D’anciennes chroniques rapportent que, dès l’année 1076, le comte Rodolphe de Rheinfelden en inféoda une partie au monastère de Saint-Blaise, et l’autre à la ville de Schaffouse. Ses eaux sont très-poissonneuses, dit-on, et plusieurs fois on y a pêché des brochets pesant dix livres.

Une barque, toujours prête dans la belle saison, transporte Les voyageurs sur la rive sud-ouest du lac, d’où l’on peut en deux heures atteindre le couronnement du vaste amphithéâtre, dans lequel un apôtre inconnu vint, au dixième siècle, chercher le recueillement et la solitude. Le premier monastère de Saint-Blaise passe en effet pour avoir été bâti en 940 ; la fondation, dans tous les cas, fut légalisée en 980 par l’empereur Othon II, qui octroya aux solitaires l’immense forêt déployée autour de leur couvent. Ce domaine s’agrandit ensuite au point de former une des principautés du Saint-Empire. Quand la congrégation fut supprimée en 1805, ses propriétés foncières dans le Schwartzwald, sans compter ses biens sur le territoire suisse, valaient cinq millions de florins (10 750 000 fr.).

Dès le onzième siècle, son école monastique était devenue fameuse : le chroniqueur Berthold y enseignait, l’évêque Gebhard, frère du duc de Zœhringen Berthold II, y trouva un refuge contre les partisans de l’empereur Henri IV. La prévôté de l’abbaye, charge qui consistait à protéger par les armes les droits et les biens des moines, auxquels leurs vœux interdisaient de guerroyer eux-mêmes, échut, en 1125, aux ducs de Zœhringen, famille depuis longtemps éteinte, mais célèbre encore dans le duché de Bade.

Le couvent de Saint-Blaise était regardé avec justice, pendant le dix-huitième siècle, comme un foyer d’érudition. Les cénobites fouillaient et éclairaient principalement l’histoire d’Autriche. Plusieurs d’entre eux se sont rendus célèbres par leurs travaux, et font encore autorité pour certaines questions : Herrgott, Usermaon, Eichhorn, Heer, Neugart, ont publié des ouvrages qu’il