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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/288

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que nous montâmes tous à dos de mulet. Nous atteignîmes ainsi, en marchant vers le sud, jusqu’à la hauteur de onze cent quarante-cinq mètres ayant à l’est les Beni-Raten et les Beni-Menguellet, à l’ouest le village de Taka, placé dans une belle position, et asile bien connu de tous les mécontents ; ses habitants, d’un naturel belliqueux, ont été la terreur de tous les villages voisins jusqu’à la conquête définitive du pays par les Français.

C’est par cette même route que l’expédition de 1854 s’avança jusqu’au Sebt des Beni-Yahia. Nous descendîmes un peu pour nous rendre à Koukou par le contre-fort qui remonte à l’est et dont les dernières pentes vont mourir au Sébaou.

Des débris de pierres de taille et une citerne en brique dans le style romain ont fait soupçonner à M. Mac-Carthy que Koukou est le Turaphilum des géographes de l’empire ; il est aujourd’hui habité par les Beni-Yahia. J’y avais été accueilli à une première visite par une tempête de neige. Cette fois, le manteau de frimas était remplacé par le tableau d’une moisson en pleine activité. Pour ce travail, les Kabyles se couvrent la tête d’un immense chapeau de paille de forme pointue aux bords larges d’une quarantaine de centimètres et rayonnant autour de leur visage. Leur costume se compose d’une chemise ou gandoura, qui laisse nus les bras et les jambes, et d’un tablier en peau, comme celui de nos forgerons. Ils moissonnent avec une faucille le blé et l’orge par petites poignées et fort près de terre. Le dépiquage ainsi que le vannage se font assez grossièrement avec des bœufs.

La coiffure des femmes, de même que la forme des poteries, est en rapport avec l’habitude qu’elles ont de porter sur la tête des cruches, d’un très-grand poids. Elles les maintiennent en équilibre en cambrant fortement les reins. Elles se font une large ceinture avec de grosses cordes en laine, dont elles entourent vingt fois leur taille. Quant à leur vêtement, c’est toujours un simple morceau de laine, retenu par deux épingles au-dessus du sein.


II


Un marché. — De Koukou à Bougie. — Moknéa. — Aspects du Djurjura. — Le bassin du Sahel. — Bougie.

Par une belle matinée de printemps, rien n’est aussi animé que les sentiers kabyles qui conduisent à un marché en renom : tout s’agite derrière le feuillage, tout est en mouvement dans les endroits guéables de la rivière, qui paraît habitée, tant les hommes, les femmes, les bestiaux y circulent et se pressent. Le chef de la famille s’aventure d’abord, les plus petits enfants sont portés sur les épaules ; il est rare qu’un Kabyle fasse la gracieuseté à sa femme de lui céder son âne ou son mulet, pour lui éviter la peine de se mouiller quelquefois jusqu’aux genoux. J’ai pourtant été témoin de la scène dont je donne un croquis page 281 : c’est peut-être parce que la femme qui y figure, à peine âgée de dix-sept ans, avait à porter deux très-jeunes enfants, que son maître consentit à la placer sur l’animal, lequel, toujours tiré en avant malgré sa résistance, décide du passage du reste du troupeau : les moutons d’abord, puis à leur suite le gros bétail.

Cette caravane allait au marché des Beni-Menguellet, l’un des plus importants de la grande Kabylie, et qui se tient sur la rive droite de l’oued Djemâa. Il occupe un vaste plateau dominé par des hauteurs couvertes de beaux oliviers. Toutes les tribus voisines de Drà-el-Mizan y amènent leurs produits.

On trouve là tous les spécimens de la fabrication industrielle et kabyle :

Les Juifs y apportent les bijoux algériens, et les cotonnades dont quelques indigènes font leur vêtement de dessous, en forme de chemise.

La plaine de l’oued Sahel y envoie ses grains, pour les échanger contre l’huile d’olive et les figues.

Les Beni-Janni s’y rendent avec leurs armes et leurs bijoux.

Les Beni-Aïssi y vendent leurs poteries ; les Benibou-Youcef leurs burnous et leurs haïks de laine, de couleurs diverses ; les Beni-Abbès leurs burnous rayés, jouissant à juste titre d’une haute réputation ; les Beni-Ouassif y amènent des mulets, dont ils font principalement le commerce.

Beaucoup de femmes, âgées pour la plupart, y vendent du beurre, du miel, des œufs, des fruits, quelques chétives volailles et des épices.

Ce marché, ordinairement très-animé, compte parfois jusqu’à quatre mille personnes. La surveillance y est le plus souvent exercée par un officier du bureau arabe, escorté de quelques cavaliers ; mais, en temps ordinaire, l’Amin el Oumena de la tribu sur le territoire de laquelle a lieu le marché, veille au maintien du bon ordre. Il a sous ses ordres les M’Khaznis, agents indigènes du commandement.

La rivière de l’oued Djemâa, que l’on peut presque traverser à pied sec en été, devient en hiver, à l’époque des pluies et des fontes des neiges dans un pays aussi accidenté, un véritable torrent roulant des troncs d’arbres avec des pierres, qu’il faut néanmoins traverser, bêtes et gens, pour se rendre au marché.

De nouvelles pertes étant signalées chaque année, les Beni-Menguellet, menacés de voir leur marché déserté par toutes les tribus de la rive gauche, firent à l’autorité la demande d’un pont, dont ils s’engageaient à fournir, sous notre direction, les matériaux et la main-d’œuvre. En conséquence il fut décidé à Alger qu’une section de pontonniers, sous les ordres d’un lieutenant, construirait ce pont, avec des bois abattus, dégrossis et apportés par les tribus sur le lieu du travail.

Un officier du bureau arabe, de concert avec le chef des pontonniers, était chargé de mener cette œuvre à bonne fin.

Il est curieux de voir comment les indigènes s’y prennent pour abattre et transporter en peu de temps les arbres les plus gros, sans autre outil que leur gadoum, petite hachette, qu’ils manœuvrent avec une activité