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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/308

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partie la plus large de ce vase repose sur leur dos ; sa pointe s’appuie sur leur ceinture, à la hauteur des reins ; elles le soutiennent le plus souvent d’une seule main qu’elles accrochent à l’une de ses anses en ployant fortement le bras. Il est vrai que, ne portant jamais de chaussures, les pieds profitent des moindres aspérités des sentiers pour maintenir en équilibre le haut du corps, extrêmement penché en avant.

En passant des Beni-Raten chez les Menguellet et en se rapprochant du Djurjura, on trouve des amphores sessiles. Leur forme est moins arrondie et plus élégante, leur base est plane, et les femmes les portent sur la tête au moyen de bourrelets qui modifient leur coiffure. Je n’ai aperçu, dans mon dernier voyage, aucun vase non sessile, à la forme allongée, à la silhouette en losange, dont une des diagonales serait la moitié de l’autre. Tous ceux que j’ai vus ont le profil d’un cœur. C’est ainsi que sont ceux de Taksebt. Les femmes en inclinent un peu la base en les portant sur la tête, et font obliquer la partie renflée qu’elles soutiennent dans cette position en tenant une des anses. Du côté d’Arbalou et de Bougie les vases pourraient se poser d’aplomb, mais comme leurs anses sont très-rapprochées du col, on les attache avec une corde qui passe sur la poitrine, resserre les épaules et maintient verticalement sur le dos le vase plein, de la même manière que nos pêcheurs du Nord de la France fixent sur leurs épaules les paniers remplis de poissons.

Un médecin, ou même un simple moraliste, signalerait tristement les modifications funestes que doivent exercer sur l’organisme des femmes kabyles ces lourds fardeaux auxquels on les soumet depuis l’adolescence jusqu’à la mort. Quant à moi je veux seulement comparer les amphores actuelles aux amphores romaines. On conservait au Capitole une amphore comme étalon ou mesure officielle, laquelle équivalait à la contenance de 25 litres 89 centilitres. Je crois qu’on pourrait rapprocher cette mesure du poids de 27 kilogrammes que j’ai trouvé moi-même aux vases de la Kabylie en 1864.

Mais il me faut reprendre mon récit au moment où, en descendant de Taksebt, le mulet qui me portait marcha pendant une heure sur la grève humide, que baignaient les dernières lames. À six heures je montai sur un amas de rochers, et je me trouvai au centre d’un grand espace de verdure, dont, sur une étendue d’environ une lieue, chaque buisson recouvre un chapiteau, ua tronçon de colonne ou un cercueil ; champ désolé de ruines éparses, que doraient les derniers rayons du soleil couchant. Je m’assis au pied d’un portail carré, probablement un tombeau, mais ayant l’air du vestibule d’un plus grand édifice. Sa façade était soutenue par des colonnes encore entières ; il doit certainement à la simplicité de sa construction d’être demeuré debout (voy. p. 289).

Ma petite troupe avait suivi le sentier, sans s’occuper de moi : j’étais seul : la mer, un peu houleuse, fouettait de ses vagues irritées les robustes pierres que je contemplais et qu’elle usait sans les désunir. — Combien d’années encore, me demandais-je, lui faudra-t-il pour effacer les traces de cette jetée construite depuis des siècles ? — Et me laissant aller à la rêverie, je me sentis saisi d’une grande tristesse. Dans ces moments-là mon regard va toujours chercher la Méditerranée, dont les flots baignent la France… Je m’oubliais dans cette pensée, tandis que les dernières lueurs empourprées du ciel s’éteignaient à l’horizon et que le crépuscule jetait sur tout le paysage un voile uniforme. Tout à coup je me levai, il était tard : j’avais à ma gauche des taillis, par conséquent une route fort peu indiquée ; à ma droite la mer, dont il était impossible de suivre le rivage : il fallait monter et redescendre toutes les collines qui venaient s’y perdre, et, grâce à tous ces méandres forcés, j’étais encore au moins à cinq heures de Dellys. L’obscurité allait croissant ; il m’importait de gagner du terrain ou tout au moins quelque village où je pusse bivouaquer, car, la nuit une fois venue, je courrais grand risque de me perdre en errant jusqu’au matin sans direction et à jeun. J’étais sur une trace, je la suivis jusqu’à la nuit noire. À huit heures et demie, j’envoyai le spahis faire une reconnaissance. Nous étions dans les environs d’un petit village dont il m’amena le caïd auquel j’exposai ma situation. Mon récit éveilla sa générosité ; j’en obtins six œufs et une tasse de lait.

J’avais emporté mon fusil, presque toujours suspendu, non chargé, à l’arçon de ma selle ; négligence grave dont je m’étais bien vite repenti ; car à peine avais-je quitté Tagzirt qu’au débouché d’un taillis, dans une clairière à une vingtaine de pas, j’avais vu arriver roulant, grognant et fouillant la terre de son boutoir, un énorme sanglier, qui se mit bientôt à trottiner doucement devant moi comme s’il eût voulu me servir de guide. Il était sans doute, ainsi que moi, en quête de son souper, car il ne tarda pas à jeter son dévolu sur un champ de bechna, dans lequel il disparut en fuyant. Je déplorai vivement alors l’état pacifique de mon fusil, et je me promis de le recharger pour le lendemain, devant traverser ce jour-là des endroits boisés dans lesquels, depuis la veille, je regardais, bien malgré moi, de l’œil indifférent d’un homme qui n’est point chasseur, s’ébattre lièvres et perdrix.

À la vue de l’arme en question, l’œil du caïd brilla d’un éclair de satisfaction dont je m’empressai de lui faire demander la cause. Bono ! répondit-il, en désignant mon fusil, et il me raconta que depuis plusieurs jours une panthère inquiétait les habitants du village, forcés, pour la tenir à distance, d’allumer des feux partout où reposaient leurs chèvres. Il ajouta qu’elle était venue la veille boire dans le petit ruisseau près duquel nous étions campés et avait effrayé de ses cris les femmes et les enfants. Je me fis conduire, ma lanterne à la main, à l’endroit qu’il m’indiquait, et je distinguai effectivement les empreintes de pattes d’un chat qui aurait eu la taille d’un veau. Comme ma petite tente était dressée, le feu allumé, et mes six œufs en