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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/32

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les gorges d’Apremont, ces solitudes désolées où l’œil n’apercevait de toutes parts à l’horizon qu’une ceinture de blocs de grès, accumulés, étagés les uns au-dessus des autres, enveloppant une plaine de sable ; comme si c’était quelque fond de mer, récemment abandonné par les eaux et où la végétation n’aurait encore pu se développer. Les semis de pins, en étendant sur ces arides déserts un manteau de verdure uniforme, leur ont enlevé leur caractère. À la fin des jours d’été, les soleils couchants y versent toujours la même splendeur, mais la coloration et l’effet s’en amortissent sur le rideau des jeunes bois de pins ; et le peintre chercherait vainement le spectacle de poétique tristesse qu’offrait alors ce site dans son âpre nudité.

Si l’intérêt est toujours tenu en éveil en présence des beautés de la forêt, ici comme dans toutes les grandes scènes de la nature, les conditions du jour et de la lumière contribuent à donner aux mêmes sites les aspects les plus variés. Tel site de la forêt, qui sous un ciel couvert et à une certaine heure du jour n’attirera point les regards d’une manière particulière, prendra un caractère poétique ou mystérieux s’il est coloré par les teintes du soir.

Quand on pense à l’enthousiasme admiratif qu’excitent chez ceux qui la parcourent les beautés agrestes de la forêt de Fontainebleau, il y a lieu de s’étonner que les « chers déserts » de saint Louis, que ces lieux aimés de nos rois, n’aient pas été depuis longtemps célébrés, comme ils le méritent, par nos poëtes. Ce silence est explicable pour toute l’époque antérieure à la fin du dix-huitième siècle, alors que la littérature restait étrangère au sentiment de la nature. Ronsard et les poëtes de la pléiade, épris des écrits des anciens, n’étaient pas gens à ne voir dans une forêt que la forêt elle-même ; ils y transportaient tout le cortége mythologique des nymphes, des faunes et des satyres. Malherbe, rimant à Fontainebleau un sonnet sur l’absence d’une Iris en l’air, dit à la forêt : Quels que soient vos charmes,

      …Vous n’avez point Caliste,
Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas.

J. J. Rousseau, qui aurait pu en décrire avec un sentiment vrai les sévères beautés, ne vint à Fontainebleau que pour assister à la représentation de son opéra du Devin du Village devant le roi et la cour ; et, au lieu d’aller promener sa sauvagerie dans la forêt, il s’esquiva au plus vite, déclinant l’honneur d’être présenté à Louis XV et la faveur d’en recevoir une pension. Il devait passer les derniers temps de sa vie, et il mourut à Ermenonville, au milieu d’une nature de paysage semblable, mais d’un aspect moins grandiose. — De son côté Chateaubriand, qui visita la forêt dans sa jeunesse, en parle comme s’il ne l’avait jamais vue :

Oh ! que ne puis-je, heureux, passer ma vie entière
Ici, loin des humains ! au bord des frais ruisseaux.

Les frais ruisseaux sont justement la seule chose dont on regrette l’absence. Le sol de la forêt, formé de sable, est perméable à l’eau de pluie. C’est en vain que du sommet des collines qui se succèdent on descend dans les vallées ; nulle part on ne voit filtrer la moindre source : quelques mares seulement, disséminées çà et là, proviennent de l’eau de pluie réunie dans la dépression d’un plateau ou le creux d’un rocher. L’absence des oiseaux est la conséquence de cette aridité et elle ajoute à l’impression de solitude de la forêt, dont le calme et le silence ne sont point interrompus par leurs chants joyeux.

La sécheresse du sol, contenant quatre-vingt-dix-huit pour cent de sable, est un des plus grands obstacles à vaincre pour les peuplements forestiers. Il a fallu, et on reconnaît qu’il faudra encore bien des efforts pour amener l’ensemble de la forêt à un bon régime d’exploitation régulière.

Il semble qu’on devrait être fixé depuis longtemps sur le meilleur régime à appliquer à une forêt pour en obtenir les meilleurs produits ; mais il paraît qu’il y a à cet égard à peu près les mêmes incertitudes que dans les discussions relatives au gouvernement des hommes.

La forêt de Fontainebleau est dans des conditions particulières qui rendent la solution plus difficile. Outre l’aridité provenant de la nature de son sol, son affectation aux chasses des souverains et l’abondance du gibier, qui, trouvant peu d’herbe, s’attaque au jeune bois et cause de grands ravages ; enfin une sorte d’obligation de conserver, malgré leur état de dépérissement, quelques-unes des vieilles futaies à cause de leur beauté pittoresque, sont autant de circonstances qui compliquent le problème. Sans doute ces vieilles futaies, qui sont la gloire de la forêt de Fontainebleau, sorte de musée réservé, non-seulement à l’admiration des touristes, mais encore aux études des peintres, ne peuvent être que des objets de dédain pour les praticiens s’occupant exclusivement d’exploitation forestière ; ils ne peuvent voir dans ces réserves qu’un luxe dérisoire et une perte de revenu : cependant, comme, après tout, ces massifs n’occupent que des cantons relativement peu étendus de la forêt, la liste civile, en France, est assez richement dotée pour payer cette gloire et se priver de la portion restreinte de revenu qu’ils pourraient fournir. C’est à ce titre que l’on a pu justement reprocher à l’administration de Louis-Philippe d’avoir fait abattre plusieurs admirables futaies ; et bien qu’il soit résulté de l’enquête faite sur la gestion des forêts de la liste civile pendant son règne, qu’il y avait été fait des travaux d’amélioration pour une somme de plus de quatre millions, cependant pour ce qui regarde la forêt de Fontainebleau, les regrets de la perte des magnifiques futaies de la Mare-aux-Évées, des Érables et du Déluge, etc., n’en persistent pas moins, et ils sont irréparables.

Au milieu du dix-septième siècle, selon le rapport de M. Barillon d’Amoncourt, sur près de dix-sept mille hectares il n’y en avait que six mille sept cent quarante de boisés, dont cinq mille en vieille futaie et arbres