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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/349

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nombre de dix-neuf dans le sens de la largeur, et de vingt-neuf dans celui de la longueur ; les Espagnols désignent les nefs par le nom de calles ou rues : ainsi, il y a la calle San-Nicolas, la calle San-Pedro, etc., ainsi nommées à cause des chapelles qui s’y trouvent. Chacune de ces calles a sa toiture séparée, recouverte d’épaisses lames de plomb.

C’est à l’extrémité de l’une des nefs que se trouve le Mihráb, autrefois la partie sainte par excellence de la mosquée ; c’est dans le sanctum sanctorum, réduit fort étroit et pratiqué dans l’épaisseur du mur, que l’on conservait autrefois l’Alcoran, et que les khalifes faisaient la prière publique. Le Mihrab était l’endroit le plus riche de la mosquée, et il a échappé, par un bonheur inouï, aux profanations successives qui ont dégradé beaucoup d’autres parties du monument. On y pénètre par un arc en fer à cheval supporté par d’élégantes colonnes de marbre, et au-dessus duquel existe la plus splendide mosaïque qu’on puisse voir : Saint-Marc de Venise, les anciennes églises de Rome et de Ravenne, n’offrent rien de plus riche. Cette mosaïque, composée de très-petits cubes de verre, présente de belles inscriptions en caractères cufiques, ainsi que des ornements du goût le plus pur et des couleurs les plus harmonieuses, qui se détachent sur un fond d’or et d’azur. Bien que de style arabe, elle fut faite à Constantinople, sans doute d’après le dessin d’un architecte cordouan, et un célèbre géographe arabe du onzième siècle, Edrisi, nous apprend que l’empereur Romain II l’envoya en présent à un khalife de Cordoue. Du reste, les Arabes, bien que très-avancés dans les arts qui se rapportent à l’ornementation, sont toujours restés étrangers à celui de la mosaïque.

L’intérieur du Mihráb, qui présente la forme d’un octogone régulier, n’a guère plus de quatorze pieds de diamètre sur vingt-sept de hauteur jusqu’à la voûte. Les murs sont revêtus de dalles de marbre blanc veiné de rouge, au-dessus desquelles règne une élégante corniche accompagnée d’une frise couverte d’inscriptions en caractères arabes. Un entablement de mosaïque, décrit dans les antiquités d’Espagne d’Ambrosio de Moralès, et qui existait encore à la fin du seizième siècle, a malheureusement disparu ; en revanche, les douze colonnettes de marbre blanc d’Afrique, avec bases et chapiteaux dorés, qui s’élèvent autour du sanctuaire, sont parfaitement conservées. L’affluence du peuple était autrefois si considérable dans ce lieu sacré, qu’on voit encore aujourd’hui le marbre usé et comme creusé circulairement. Suivant la tradition, les fidèles et les pèlerins en faisaient sept fois le tour. La voûte n’est pas d’un travail moins merveilleux : elle est formée d’un seul bloc de marbre blanc de quinze pieds de diamètre, évidé en forme de coquille, et orné de sculptures de la plus grande délicatesse.

Bien que la richesse du Mihrab, tel qu’il existe aujourd’hui, nous paraisse surprenante, elle est loin d’égaler ce qu’elle était autrefois, d’après les descriptions que nous en donnent plusieurs écrivains arabes. Ainsi, ce sanctuaire, dont l’entrée était ornée de marbres d’une valeur inestimable et de deux colonnes de lapis-lazzuli, était en outre couvert d’ornements en ivoire et en ébène ; d’autres incrustations de bois plus rares encore, composées de plus de trente-six mille morceaux, étaient fixées par des clous d’or pur, et rehaussées de pierres précieuses. Une copie du Livre sacré, de la main d’Othman, y était conservée dans une boîte d’or garnie de soie, ornée de perles et de rubis, et placée sur un support de bois d’aloès orné de clous d’or.

L’ancien sanctuaire des Arabes de Cordoue est communément appelé par dérision el zancarron, ce qui signifie littéralement un vieil os, un os décharné ; el zancarron de Mahoma est une expression vulgairement employée pour désigner les os du prophète que les musulmans vont visiter dans la mosquée de la Mecque. Il paraît que, d’après une ancienne tradition populaire, on croyait que la mâchoire de Mahomet était autrefois conservée dans le Mihrab ; de là le mot ridicule de zancarron, dont on se sert encore aujourd’hui pour désigner un endroit qui fut, pendant plusieurs siècles, l’objet du respect de tant de générations.

Un autre endroit de la mosquée particulièrement vénéré par les Arabes et appelé par eux le Makssúrah, est devenu depuis une chapelle catholique sous l’invocation de saint Étienne, la capilla de San Esteban. C’était une enceinte qui précédait le Mihrab, et dans laquelle se trouvait une espèce de trône ou de plate-forme destinée aux khalifes. Le sol du Makssurah était autrefois pavé d’argent, et les portes adjacentes étaient couvertes de mosaïques et d’ornements d’or ; une de ces portes était même en or massif. La plupart des colonnes étaient disposées par groupes de quatre, et chacun de ces groupes était couronné d’un seul chapiteau ; la sculpture de ces chapiteaux était de la plus grande finesse, et des incrustations de métaux précieux et de lapis-lazzuli ornaient les colonnes sur toute leur surface.

Les autres parties de la mosquée, bien que décorées avec moins de profusion, étaient cependant d’une grande richesse : ainsi il existait une espèce de chaire ou de pupitre où l’on montait au moyen de sept marches, et qui était, dit-on, un objet unique au monde pour la beauté du travail et le grand prix des matériaux. Toutes sortes de figures y étaient représentées ; car les musulmans de Cordoue, de même que ceux de Grenade et de plusieurs parties de l’Orient, étaient loin d’observer rigoureusement la loi de Mahomet qui interdisait la représentation d’objets animés. Cette chaire qu’on appelait la silla (siége) ou le carro (char) del rey Almanzor, parce qu’elle était montée sur quatre roues, existait encore à la fin du seizième siècle. Il est vraiment regrettable qu’un objet aussi intéressant ait disparu : il paraît qu’il fut détruit par des maçons qui travaillaient dans la mosquée, « je ne sais dans quel but, » dit un auteur contemporain, qui paraît du reste le regretter médiocrement, car il ajoute : « y asi pereció aquella antigualla » (et c’est ainsi que périt cette antiquaille).