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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/388

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mant album de la flore du Japon. Cependant l’on ne tarde pas à découvrir le peintre lui-même et son atelier, c’est-à-dire quelque jeune ouvrière de la maison, gisant tout de son long sur des nattes jonchées de fleurs et de feuilles de papier, et trouvant moyen de ne pas perdre un coup de pinceau dans cette singulière attitude.

À mesure que nous approchons du pont central de la cité bourgeoise, la foule augmente, et, des deux côtés de la rue, les boutiques font place aux restaurants populaires, aux pâtisseries de riz et de millet, aux débits de thé et de saki chaud.

Nous sommes dans le voisinage d’un grand marché au poisson. Le canal est couvert de barques de pêcheurs. On décharge la marée fraîche et le produit de la pêche des rivières, les poissons des courants océaniques qui descendent du pôle et ceux du courant équatorial, les tortues et les moules des golfes du Nippon, et les poulpes difformes et les crustacés fantastiques. Siebold a compté sur cette même place, soixante-dix espèces différentes de poissons, de crabes, de mollusques, et vingt-six sortes de moules et d’autres coquillages.

Les halles, grossièrement installées près du débarcadère, sont assiégées de pourvoyeurs qui viennent faire leurs provisions dans les ventes à la criée. Du sein de la cohue tumultueuse, des bras vigoureux enlèvent les corbeilles pleines et les versent dans les paniers ou dans les caisses laquées des coulies. De temps en temps la foule s’entr’ouvre pour laisser passer deux coulies chargés d’un marsouin, d’un dauphin ou d’un requin suspendu par des cordes à une longue et forte tige de bambou, qu’ils portent sur leurs épaules. Les Japonais bouillissent la chair de ces animaux ; ils mettent en salaison le lard de la baleine.

Ce n’est pas l’un des moindres tableaux des abords du Nippon-Bassi, que le groupe des marchands de requin et de baleine, en gros et en détail. La stature, la tenue et le geste de ces personnages, la haute fantaisie de leur accoutrement, les dimensions du couperet qu’ils plongent dans les flancs des monstres de la mer, tout semble dire que pour satisfaire à la consommation de la grande cité, il ne faut rien moins qu’un déploiement prodigieux de forces humaines et l’emploi des ressources alimentaires les plus phénoménales de la nature.

C’est du point culminant du Nippon-Bassi, qui est un pont fortement cintré, que Yédo se présente sous l’aspect le plus pittoresque.

En marchant vers le sud, l’on a devant les yeux, à l’horizon, la blanche pyramide du Fousi-Yama. Sur la droite, la ville est dominée par les terrasses, les parcs et les tours carrées de la résidence du Taïkoun. Dans cette même direction et jusqu’à sa jonction avec les fossés du Castel, le canal du Nippon-Bassi est bordé sur ses deux rives de nombreux entrepôts de soie, de coton, de riz et de saki. À gauche, au delà du marché au poisson, la vue se perd sur les rues et les canaux qui aboutissent à l’O-Gawa. Des centaines de longues barques, transportant du bois, du charbon, des cannes de bambou, des nattes, des paniers couverts, des caisses, des tonnelets, des poissons énormes, sillonnent en tous sens les voies de navigation, tandis que les rues semblent être exclusivement abandonnées à la circulation du peuple. On distingue, il est vrai, de temps en temps, parmi la foule des piétons, tantôt un convoi de chevaux de somme pesamment chargés, tantôt des charrettes supportant quatre ou cinq étages de ballots artistement empilés. Ces véhicules à deux roues sont traînés par des coulies. Aucun autre bruit de voiture ne se fait entendre. Le retentissement des socques de bois sur les trottoirs et sur le pont sonore, les grelots des chevaux et les timbres des quêteurs, les cris cadencés des coulies et les bruits confus qui montent du canal, forment ensemble une harmonie étrange, sans analogie avec la voix d’aucune autre cité. Car toutes les grandes villes ont une plainte qui leur est propre. À Londres, c’est le sourd grondement de la marée montante ; à Yédo, c’est le murmure de l’onde qui ruisselle et s’écoule. Comme la vague suit la vague, ainsi se succèdent les générations. Celle que j’ai sous les yeux semble passer et disparaître, emportant avec elle ce que les ancêtres lui ont légué de plus précieux : objets de culte, anciens costumes, vieilles armes, lois séculaires, tout cela ne sera plus qu’un souvenir pour la nouvelle société japonaise qui maintenant se forme à l’école de l’Occident.


La bourgeoisie de Yédo.

À l’extrémité méridionale du Nippon-Bassi, nous rencontrons une barrière à hauteur d’appui entourant des piliers surmontés d’affiches peintes sur des planches de bois blanc, et, un peu plus loin, un pavillon exhaussé sur une plate-forme de granit et abritant d’autres affiches imprimées. Cette double installation constitue le pilier public de Yédo, le koukousatsou, destiné à l’exposition d’anciennes lois encore en vigueur, aussi bien qu’à la promulgation des ordonnances journalières de la police taïkounale.

On aperçoit, dans le voisinage, un corps de garde de yakounines et un poste de sapeurs-pompiers. Des cuves et des seaux de bois remplis d’eau, ces derniers disposés en pyramide, sont répartis de distance en distance, au seuil des magasins de marchandises et au bord des trottoirs de la voie publique. Ces mesures de précaution se reproduisent dans toutes les rues populeuses de Yédo, et en général dans toutes les villes du Japon. L’on remarque aussi des réservoirs d’eau établis sur les galeries supérieures et sur les toitures des maisons. De longues et fortes échelles sont constamment dressées contre les grands édifices en bois, tels que les temples et les pagodes. Les magasins d’entrepôts, connus dans le langage commercial de l’extrême Orient sous le nom de godowns, ont la réputation d’être à l’épreuve du feu. On les multiplie et les dissémine, autant que possible, dans les quartiers en bois, afin d’opposer de nombreux obstacles au développement des incendies. Ces bâtiments, hauts et carrés, construits en pierre et en pisé, sont revêtus, à l’extérieur, d’une épaisse couche de