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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/392

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LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



La bourgeoisie de Yédo (suite).

Les magasins de soieries de Mitsouï occupent les deux côtés de la belle rue de Mouromats, d’où l’on voit, dans la direction du midi, s’élever en étages, à l’horizon, le grand poste de police de Mitské, les terrasses du Castel et l’incomparable Fousi-Yama. Mitsouï avait ouvert une succursale de sa maison dans le voisinage de notre résidence de Benten ; mais il fut obligé de la supprimer, je ne sais pour quel motif, si ce n’est que peut-être il y faisait de trop brillantes affaires avec les Européens. Il continua néanmoins d’entretenir à Yokohama un agent, qui se chargeait spécialement de soigner les opérations de change des officiers de la douane.

Peu de temps avant mon départ du Japon, l’on me raconta que des lonines s’étaient introduits chez Mitsouï, dans sa demeure de Yédo, et avaient usé de menaces pour lui extorquer de l’argent. Le riche bourgeois, fier de sa qualité de banquier du Taïkoun, ne se laissant pas intimider, les gens à deux sabres mirent le feu à ses magasins.

Si les honnêtes gens de Yédo peuvent se voir exposés à de telles violences, quelle sera la condition des personnes appartenant aux classes infimes de la société ? J’ai cru remarquer qu’il y avait à cet égard, une importante distinction à faire : autant la caste gouvernementale traite avec dureté les parias, les pauvres, les vagabonds, les filous et les malfaiteurs, autant elle témoigne de condescendance pour la populace qui subvient à ses besoins par un travail honorable, mais qui s’enivre, se bat dans les rues et se plaît à troubler le repos des bourgeois.

Des mœurs grossières, des habitudes de tapage, caractérisent les coulies, les bateliers, les bêtos de la ville basse, sur les rives de l’O-Gawa. Il y a constamment parmi eux des sujets de querelles et de rivalités. Dans certains cas, l’on en finit, pour un moment du moins, par certaines joûtes inoffensives, dont la plus originale a pour théâtre quelque pont cintré des canaux de la Cité. Un gros câble de jonque marchande est jeté d’une rive à l’autre par-dessus le tablier du pont. Les deux partis rivaux s’attèlent, chacun de son côté, aux extrémités de ce câble. Aussitôt le signal donné par les juges postés au milieu du pont, des centaines de bras vigoureux tirent à la fois et de toutes leurs forces dans les deux directions contraires, le câble, qui se tord et s’allonge, puis demeure immobile, tendu et frémissant, jusqu’à ce qu’enfin l’un des partis, succombant de fatigue, le lâche et l’abandonne aux héros du bord opposé. Le charme capital de la lutte est dans cette catastrophe finale qui, du côté des vainqueurs, jonche ordinairement le sol d’une foule de combattants, entraînés, roulés, culbutés pêle-mêle, les uns sur les autres. Mais ce qu’il y a de mieux encore, c’est lorsque, le câble se rompant tout d’un coup, les deux armées, sans en excepter un seul homme, mordent simultanément la poussière en exhalant un immense gémissement. Au bruit sourd de la chute succèdent des clameurs inouïes, une confusion inexprimable, un tourbillonnement de gens qui se relèvent, s’étirent, se secouent, se livrent à des accès de folle hilarité, et courant enfin sur le pont, à la rencontre les uns des autres, s’entraînent réciproquement dans les maisons de thé voisines, pour y sceller par des libations de saki une réconciliation générale. Les juges, la police, les femmes, les passants, la population des deux rives, se mettent de la partie, et la fête se prolonge jusqu’à l’heure de la fermeture des barrières.

J’ai été témoin à Yokohama d’une sorte d’émeute de la tribu des palefreniers, qui a duré près de trente-six heures. Le roi des bêtos de cette ville avait voulu honorer de sa visite l’une de ces infortunées créatures auxquelles leur condition enlève toute excuse de refus. Elle n’en avait pas moins persisté à s’enfermer dans le réduit qu’elle occupait au Gankiro, et le chef de cet établissement privilégié était demeuré sourd aux remontrances du roi des bêtos. Celui-ci attroupa ses sujets, qui le suivirent, en colonne serrée, jusqu’aux fossés dont ce quartier est entouré. Mais déjà la police avait enlevé les planches de l’unique pont et fermé les deux lourds battants de la seule porte qui donnent accès au Gankiro. Les menaces et les vociférations de la tribu ameutée demeurèrent sans effet. Elle s’organisa dès lors en trois bandes, sous les yeux d’une force publique toujours plus considérable mais non moins passive. La troupe principale, armée de bambous, prit position à la tête du pont, comme pour donner l’assaut quand le moment serait venu ; les deux autres se dispersèrent le long des canaux voisins, pour se mettre en possession, sans trop de formalités, de toutes les barques qui s’y rencontraient. La nuit entière et une partie de la journée du lendemain se passèrent dans ces préparatifs de siége. Enfin d’immenses clameurs préludent au signal de l’attaque ; mais aussitôt une embarcation montée par des yakounines sort du Gankiro, se dirige sur le point où le

  1. Suite. — Voy. t. XIV, p. 1, 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 3055, 321 : t. XVI, p. 369.