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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/56

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consul Lanusse et son neveu, je rejoignis, un beau matin du mois de mars 1866, mon kelek amarré en face de Yarimdja, et nous descendîmes assez rapidement le Tigre, dont la crue avait commencé depuis quelques jours. Nous passâmes sans nous arrêter devant les ruines imposantes de Nimroud, trop connues pour que j’en doive parler ici, et le soir, nous nous amarrâmes le long d’une île plate, couverte de cultures de maïs appartenant à un village arabe qu’on voyait à une bonne portée de fusil.

Je n’étais pas tellement pressé que ces haltes ne me fussent très-agréables. Outre la nécessité de se dédommager un peu de l’immobilité forcée à bord du radeau, mes compagnons de navigation y trouvaient l’avantage de faire leur cuisine, chose difficile et dangereuse à bord, vu l’encombrement des marchandises inflammables sur le kelek. Je me promenais près d’une demi-heure le long de la berge et parmi les saules, préparation hygiénique à un sommeil tranquille, et je me faisais dresser mon lit sur le sable ou sur l’herbe. Le lendemain, au point du jour, le kelek continuait sa route.

Cela dura cinq jours sans aucun incident notable. Le pays, plat, monotone, sans monuments, sans villages, n’avait rien qui attirât mon attention. C’est, du reste, un sol d’alluvion admirablement fertile, mais cette fécondité était rendue inutile par le voisinage des Arabes maraudeurs et l’incurie d’une administration pitoyable. Le quatrième jour, je dépassais les monts Hawrin, chaîne basse, très-fouillée, qui coupe le Tigre et Le Diyala dans une direction nord-ouest sud-est (direction qui est à peu près celle de toutes les chaînes de montagnes de la Perse occidentale, dont nous étions rapprochés). Le lendemain soir, nous nous arrêtions devant Tekrit.

Cette bicoque, située sur la rive occidentale du Tigre, est flanquée d’une ruine antique assez intéressante : c’est une forteresse rectangulaire, en briques crues, devenue, comme toutes les forteresses babyloniennes, une masse de terres informes, et ne conservant guère que des vestiges des fondations des constructions qu’elle renfermait, surtout vers la partie sud, et l’arc d’une porte qui peut dater des Sassanides. Les fossés, coupés dans le plateau bas dont cette ruine est la pointe avancée, sont larges et profonds.

Je salue avec quelque respect cette ruine grisâtre, car c’est le lieu de naissance d’un grand homme, du sultan Saladin, le rival heureux de Richard Cœur-de-Lion.

La ville elle-même n’est qu’une grosse et laide bourgade arabe qui, selon la tradition, aurait jadis été chrétienne : un bout de ruine qu’on y voit du côté opposé au château s’appelle el kenisè (l’église). Un voyageur anglais passant à Tekrit et demandant aux gens du lieu quelles en étaient les curiosités, reçut cette réponse : « Un kafir juif et un dattier stérile. » Ce dattier, qui est en effet le seul du canton, est celui qui figure dans mon esquisse de Tekrit.

Après avoir un peu herborisé le long du Tigre, je repars, et je passe devant un village arabe de la rive orientale. Là, le kelek reçoit une visite originale : des laitières arabes viennent à la nage nous offrir leur denrée. Ces néréides d’eau douce portent deux petites jattes de lait, l’une sur la tête, l’autre à plat sur la paume de la main gauche relevée de manière à former un plan horizontal : véritable tour de force que je n’ai pu réussir à imiter même en me désarticulant presque le poignet. Elles sont aussi brunes que les femmes arabes du Nil Blanc, bien faites, et leur attitude a quelque chose de celles du Sphinx, le buste dressé droit et émergeant entièrement de l’eau ou se berce indolemment, maintenu en équilibre par le léger mouvement du bras droit, le corps svelte de la nageuse. Une mince draperie, jetée négligemment autour d’elles, et, toute mouillée, se serre aux membres dont elle dessine les contours souples et vigoureux, suffit aux prescriptions de la décence et ne dérobe rien d’une beauté dont ces naïades sauvages semblent peu se préoccuper. Je dis semblent, et sans doute je me trompe. Sous quel soleil peut-on trouver des femmes insoucieuses d’être belles ?

Toute cette population, du reste, a quelque chose de l’amphibie. Je vois passer sur le fleuve plusieurs hommes qui nagent en embrassant une grosse outre gonflée, qui leur tient lieu des deux vessies indispensables de nos apprentis nageurs. Leurs vêtements, roulés en un paquet, couvrent leur tête comme un gros turban : ils ne se couvrent que d’un court caleçon de cotonnade bleue, le reste du corps est nu. Arrivé à terre, le nageur remet son abaïa, charge son outre ou ses deux outres sur son épaule et va son chemin. La femme, elle, n’a pas besoin de cet auxiliaire : si vous en demandez la raison à un de ces flâneurs qui regardent passer le kelek, il est capable de vous répondre que ce sexe est naturellement apte à flotter et à nager entre deux eaux.

Ce n’est qu’à deux jours avant Bagdad que je commençai à voir une série de choses plus intéressantes sur les deux rives. C’est d’abord, au premier grand coude que fait le Tigre vers l’ouest, une ligne de monticules tirant sud-sud-ouest dans la direction de l’Euphrate, et que les indigènes appellent sidd Nimrud, la digue de Nemrod. C’est, d’après les commentateurs, l’antique mur de Médie franchi par les Dix-Mille après la bataille de Cunaxa, et sur laquelle on n’a que des notions fort vagues. Était-ce un rempart analogue à la muraille de la Chine, érigé pour arrêter les invasions des barbares de Mésopotamie ? C’est bien possible. Était-ce le talus d’un canal générateur destiné à apporter les eaux du Tigre dans l’intérieur de la Péninsule ? Cette hypothèse me sourit moins que l’autre.

Quelques milles plus bas, j’arrive à Tell Mandjour, masse de ruines considérables où le commandant Janes (celui qui a le mieux étudié cette contrée) place Opis, la cité la plus considérable de la haute Babylonie jusqu’au temps des Séleucides. Ceux-ci lui donnèrent une rivale dans une ville d’Antioche, dont on sait peu de chose et dont la position est douteuse.