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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/58

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Plus loin, mon attention est attirée par un édifice bizarre, une sorte de tour en briques, en hélice, près d’une ville dont le nom ancien (Sumera, Samara) n’a pas changé : cette tour était un observatoire du temps des Khalifes, et il n’est pas improbable qu’elle ne l’ait été plus anciennement. Il ne faut pas oublier que nous entrons dans la terre classique de l’astronomie.

Ces souvenirs de science ne sont pas les seuls qui nous suivent ici : la plaine monotone et nue que je laisse à ma gauche a été le théâtre d’une des plus nobles scènes que l’antiquité nous ait conservée. C’est là que périt, à l’âge de trente et un ans, un Romain qui appartient à notre histoire française, ce César Julien tant diffamé par des pamphlétaires honnêtes et injustes, pour avoir tenté sans violence la restauration de vieilleries auxquelles il ne croyait peut-être pas. Les mêmes gens, qui ont pardonné à Constantin le Grand une série de crimes énormes ont été implacables pour des travers et des ridicules d’un César-idéologue : mais ceux qui repoussent avec un dédain mérité l’histoire faite avec des commérages ne peuvent pas oublier que ce philosophe à contre-siècle fut un honnête homme et un héros. Ce n’est pas sans émotion que j’ai parcouru en Babylonie, le théâtre de cette brillante campagne de l’an 363, qui se place dans l’histoire de ces contrées à côté de celles d’Alexandre le Grand et d’Héraclius, et eut probablement mis fin à l’empire des Perses, sans le coup de javeline qui, près de Maranga, frappa mortellement le jeune vainqueur. J’emprunte à Ammien Marcellin les dernières paroles de Julien. Elles sont bien supérieures à l’ironie amère des derniers mots prononcés presque au même lieu sept siècles auparavant, par Alexandre :


Flotteur sur le Tigre (voy. p. 50.) — Dessin de A. de Neuville d’après M. G. Lejean.

« Je suis sans remords ; je ne me reproche aucun méfait commis, soit pendant mon exil, soit depuis que j’ai pris les rênes de l’empire : je l’ai reçu des immortels comme un dépôt, je me flatte de l’avoir conservé pur, en gouvernant avec modération et en ne faisant ou ne soutenant jamais la guerre qu’après un mûr examen. Si l’avantage ou l’utilité que j’en espérais n’a pas toujours répondu à mon attente, c’est parce que les dieux disposent des événements. Convaincu qu’un gouvernement juste n’a d’autre but que l’intérêt et le bonheur du peuple, j’ai toujours eu, vous le savez, plus de penchant pour la paix, et j’ai banni de ma conduite la licence, destructive des mœurs et des choses. Partout où la république, que j’ai constamment regardée comme une mère souveraine, m’a exposé au danger, je m’y suis porté avec joie, et me suis accoutumé à mépriser les disgrâces du sort… On a raison de regarder comme lâche tout homme qui désire la mort lorsqu’il ne le faut pas, et qui la craint lorsqu’il est temps de la recevoir. Mes forces ne me permettent pas de vous en dire davantage. C’est à dessein que je ne vous nomme point mon successeur. Je pourrais ne pas indiquer le plus digne, ou, en nommant celui que je croirais le plus capable, l’exposer au plus grand danger par cette préférence. Tel qu’un tendre fils, je souhaite que la république trouve après ma mort un chef qui soit digne d’elle. »

Je passe successivement devant les ruines de Sitace, d’Apamia, et devant Kadasieh, « la Sainte, » ville relativement moderne, puisqu’elle date des Khalifes. Selon Aboulfeda, elle était renommée pour la piété de ses habitants, et (ce qui m’intéresse bien davantage) pour ses verreries.

Nous commençons à voir les rives couvertes de palmiers, bordées de jardins, et bientôt la masse imposante de Bagdad se dessine devant nous. Le kelek mouille à l’entrée : je prends un kafat, barque ronde, sorte de panier en osier enduit de bitume, et je roule vers le pont de bateaux, où je débarque. Je me rends droit au consulat de France, où je trouve un vieil ami ; mon