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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/64

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L’élève du bétail paraît y avoir été aussi négligée qu’aujourd’hui : en revanche, on peut juger de l’état d’une autre industrie par ce fait : les seuls haras du roi renfermaient 800 étalons et 16 000 cavales, sans compter les dépôts de remonte. Les meutes royales, composés de ces grands dogues indiens qui attaquent le lion, étaient nourries aux frais de quatre grands villages de la plaine, qui, pour cette raison, n’avaient pas d’autre impôt à payer.

Mais comment suppléer à l’aridité naturelle d’un pays où il pleut fort rarement, et qui, à part ses grands fleuves, est absolument privé de sources et d’eaux courantes ?

L’industrie chaldéenne avait de bonne heure résolu ce problème. De l’Euphrate, du Tigre et de la Diyala partaient en tous sens de larges canaux, dont les uns faisaient communiquer les fleuves entre eux, et dont les autres (les plus nombreux) allaient finir dans la plaine. Les grands canaux étaient eux-mêmes les artères, d’où partaient d’autres saignées qui se ramifiaient à leur tour, de manière que l’ensemble formait quelque chose d’analogue aux nervures d’une feuille d’arbre. Les principaux canaux de communication étaient navigables, et étaient couverts de barques chargées de blé. Xénophon en mentionne quatre : le Saklaouidja, le plus important de ceux qui sont restés en activité, a quarante pieds de large et un courant de quatre mille à l’heure.

La Diyala, que j’ai nommée tout à l’heure, est l’antique Gyndès : ce nom me fournit l’occasion de dire ma pensée sur une anecdote tirée de l’histoire ancienne, et bien connue de tout collégien qui a fait ses humanités et n’a pas « bifurqué. » Cyrus, marchant contre Babylone, faillit périr en passant les eaux furieuses du Gyndès, où son cheval perdait pied. Furieux de cette insolence du fleuve, il jura de le réduire à si peu qu’il n’effrayerait même pas un enfant : et en conséquence il employa toute son immense armée à creuser des tranchées de dérivation qui affaiblirent le Gyndès au point d’en faire un torrent insignifiant. L’été tout entier se passa ainsi, et la campagne contre Babylone fut manquée. Le candide professeur de sixième qui vous explique ces belles choses ne manque pas de faire observer combien il est dangereux de s’abandonner à des colères futiles surtout contre les éléments.

IL est fâcheux que les hommes honorables, chargés de nous enseigner l’antiquité soient généralement plus forts sur le que retranché, que sur l’irrigation et le drainage. Beaucoup de choses sont invraisemblables dans le récit grec. D’abord, le héros de l’anecdote joue un rôle trop sérieux dans l’histoire pour qu’il ait dû sacrifier le succès d’une brillante campagne à un accès de fureur niaise contre un torrent ; puis, eût-il commandé cette folie, l’armée n’eût pas obéi. On peut tout faire faire à une armée d’Orientaux, excepté lui faire remuer la terre : il y a contre ce genre de travaux un préjugé si invincible, que même dans la guerre de l’indépendance grecque, les insurgés de Morée se mutinèrent contre des officiers français qui voulaient les faire travailler aux fortifications de Modon.

Pour tout dire, les anciens ont joué de malheur : leur histoire nous a été racontée par un peuple léger, spirituel, persifleur, et qui, ayant pour tous les autres peuples un mépris très-ingénu, leur a prêté avec aplomb les absurdités les plus énormes. Un voyageur grec passe dans la plaine du Gyndès, et voit tous ces innombrables canaux d’irrigation qui coupent la route : il ne comprend pas que ce sont là les générateurs de la fertilité de cette splendide contrée ; il ne sait pas que si ses compatriotes, au lieu d’avoir tant d’esprit, avaient drainé de bonne heure la plaine du Copaïs et la Thessalie, il y aurait eu moins de fièvre, de disettes, et peut-être… de Béotiens ; il ne voit là qu’une occasion d’anecdote à effet, il invente sur un grand souverain barbare une niaiserie qu’accepte vingt siècles plus tard l’honnête et crédule Rollin, sans compter les aides de camp de Rollin, dont la race a encore bien du temps à régenter le monde[1].

Je me substitue en imagination à quelque voyageur parcourant, au temps de Sémiramis, la Babylonie en plein épanouissement de sa richesse. J’ai sous les yeux, des deux côtés de la large chaussée, sillonnée par les lourds chariots, une plaine un peu monotone d’aspect, découverte, mais où ondule une mer d’épis : quelque chose comme la Beauce transportée sous le climat de l’Andalousie. De distance en distance, des lignes de palmiers ombragent des villages populeux, composés de maisons rondes, à charpente en bois de palmier, à toits coniques, à hautes portes enduites d’asphalte : ce sont là les habitations du paysan et de l’ouvrier. Celles des chefs, ainsi que les temples, se reconnaissent aisément à leur forme quadrangulaire, à leur construction en briques, tantôt crues, tantôt cuites au feu et enduites d’un épais et luisant vernis d’un vert foncé. Quelques villes, comme Sispara et Accad, se reconnaissent de loin aux hautes tours en briques crues, qui les dominent. Le vert vif des cultures et des pâturages est coupé d’innombrables lignes blanchâtres, ce sont les berges des canaux, où circulent des barques rondes, en cuir et en osier maintenus par une épaisse couche d’asphalte ; elles sont chargées de grains, et comme elles ne peuvent remonter le courant, une fois leur destination atteinte et leur chargement mis à terre, elles seront dépecées, l’armature en bois sera vendue, et la peau chargée à dos d’âne et rapportée chez l’expéditeur. Les hommes qui montent ces barques ont une longue tunique de toile, et par-dessus une abaïa en laine comme les arabes, sans compter un mantelet blanc : une sorte de mitre persane couvre leurs longs cheveux tressés, et ils portent à la main un bâton orné de ces sculptures ingénieuses où excellent les Orientaux. Partout une exu-

  1. Il est à peine utile de noter que nous laissons à l’auteur, en ce passage comme partout ailleurs, la responsabilité de ses appréciations. Nous professons personnellement un respect sincère pour la mémoire de Rollin et beaucoup d’estime pour un grand nombre de ses successeurs.
    Ed. Ch.