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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/80

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avait une certaine envie : mais comme il était réellement brave, et qu’à aucun prix un Européen en Orient ne doit montrer de peur, il dut rester là, sans reculer ni avancer, la bête et lui se regardant dans les yeux, pendant plus d’une heure. Au bout de ce temps, il plut à la panthère, qui avait dîné (heureusement !) d’aller finir son kef ailleurs, et le père plaça sa statue et descendit.

Notre-Dame de Babel est, paraît-il, toujours en place, et y restera jusqu’à ce qu’il plaise à un Arabe de risquer de se casser le cou pour l’emporter, avec l’espoir de la vendre comme un antique à quelque Anglais bien en fonds.

Du reste, le P. M. J… est utile à bien mieux qu’à placer des madones sur des tours croulantes : comme tous nos missionnaires en Orient, il est médecin des pauvres à Bagdad, et il est même le seul, car le gouvernement turc ne s’est jamais occupé des gueux que pour leur enlever leur dernier para, et en faire de la chair à canon s’ils ont l’honneur d’être vrais croyants. Pendant le choléra, il s’est admirablement comporté, conduite d’autant plus remarquée que ses rivaux, les missionnaires américains, ont tous fui sous prétexte « qu’ils étaient pères de famille. » Je regrette d’avoir à signaler cette faiblesse, exceptionnelle d’ailleurs, car en Orient j’ai toujours eu les meilleurs renseignements sur les missions yankees. En Turquie, elles sont aux missions anglaises dans le rapport de dix à un comme nombre, et de trente à un comme résultat.

Je reviens à ma tour.

Plusieurs bons écrivains avaient suggéré, dans ces derniers temps, que Birs pouvait bien être ce temple de Bélus, sorte de pyramide rectangulaire consistant en huit étages superposés, chacun des huit étages étant consacré à une planète, et les briques composant chaque étage étant de la couleur conventionnelle adoptée pour la planète à laquelle l’étage était consacré. Une découverte importante du colonel Rawlinson mit la chose hors de doute. Ce savant chaldéologue vint au Birs qui n’était pas encore aussi bouleversé qu’aujourd’hui, fit attaquer par ses ouvriers un angle de l’étage inférieur, et mit à découvert une profonde et étroite cavité dans laquelle il plongea le bras. Les ouvriers remarquèrent qu’il était très-pâle, et attribuaient cette pâleur à la crainte de trouver un scorpion au fond du trou. Je crois bien plutôt qu’elle était due à l’émotion du savant, partagé entre l’espoir d’une grande découverte et la crainte d’un insuccès complet. M. Rawlinson eut, lui, le billet blanc, je veux dire qu’il retira du trou un cylindre en terre cuite sur lequel il lut couramment une inscription royale, ce qu’on pourrait appeler une page du Moniteur officiel de Babylone, et qui dissipa toute incertitude sur ce lieu.

Il est donc historiquement acquis : — Que le Birs est le temple de Belus cité et décrit par Hérodote et Diodore ; — Que ce temple était en même temps la Tour des Sept Sphères ou le principal observatoire des Babyloniens ; — Enfin que le grand amas de ruines qui s’étend au levant de la Tour, et que surmonte un ziaret consacré à Abraham (Ibrahim Khalil) représente le Bursif des Chaldéens, la Borsippa de Strabon, centre de l’une des deux grandes castes astronomiques de Babylone, les Borsippéniens ; l’autre était celle des Orchoéniens, et avait son siége à Orchoé, aujourd’hui Warka.

Nous éprouvons une certaine émotion à nous dire, que ces mêmes ruines que nous foulons ont vu naître et se développer, dès l’origine des âges, la plus précise et la moins hypothétique des sciences, s’il est vrai qu’Alexandre trouva les Babyloniens en possession d’une série ininterrompue d’observations astronomiques faites pendant 1904 ans : qu’il envoya le relevé de ces observations à Aristote, qui n’en a guères fait profiter la postérité ; et enfin que Ptolémée d’Alexandrie les a prises pour bases de sa belle géographie astronomique. Nous savons d’autre part qu’elles étaient consignées sur des briques émaillées, comme celles que l’on découvre par milliers à Birs, à Babel, à Amran, un peu partout. Ne mettra-t-on donc jamais la main sur ces « Tablettes de l’Observatoire » chaldéen, découverte sans prix qui permettrait de renouer scientifiquement la chaîne des temps, si tristement brisée par la barbarie du moyen âge ?

Borsippa avait encore une autre spécialité moins savante : on y trouvait, dit Strabon, une énorme quantité de chauve-souris d’une grandeur exceptionnelle. On me dira que ce détail est bien vulgaire pour un écrivain de la valeur de Strabon ; mais ne soyons pas trop sévère pour le savant géographe d’Amasée, nous qui avons passé par la géographie de…, où l’on apprend que la ville de Châteaubriand est renommée pour ses confitures d’angélique, et que Gray a un superbe moulin qui moud 80 000 kilos de blé par jour.

Pour revenir aux chauves-souris de Borsippa, je constate qu’elles ont émigré à Hillé et à Bagdad ; il n’en est resté d’autre souvenir au Birs qu’une jolie chauve-souris de bronze trouvée dans les ruines par le colonel Kenball, consul d’Angleterre à Bagdad, lequel a eu l’extrême gracieuseté de me l’offrir en souvenir.

Que faire au sommet d’une belle ruine, quand on l’a bien admirée, et que la brise du désert pousse à l’appétit ? Déjeûner avec ardeur, et boire à la patrie éloignée, aux affections que la distance n’affaiblit pas. Nous ne voulûmes pas quitter la colline sans saluer du regard le beau paysage que nous laissions derrière nous. À dix minutes du Birs commençait une nappe d’eau du bleu le plus dense et le plus pur, s’étendant presque à la limite de l’horizon vers le couchant : c’était la lagune Hindia, formée par les débordements du canal de ce nom. La lagune s’étend en demi-cercle autour du Birs, coupée par de nombreuses îles et quelques roselières dont le vert éclatant aide singulièrement à relever le ton général un peu morne et cendré de la plaine. Dans les îles sont éparpillés de jolis villages arabes (qui perdraient sans doute à être vus de trop près), mais qui éclatent dans la verdure aussi nombreux que les villages des banlieues de nos grandes villes.

Rien d’aussi saisissant que le contraste, cru et bru-