À trois heures après midi nous étions rentrés au consulat, éreintés, mais tous charmés de notre voyage.
VII
Notre visite à Babylone nous avait mis en veine d’excursions et de loisirs studieux, et le second article de notre programme était naturellement la ville jumelle, Séleucie-Ctésiphon, dont les ruines s’élèvent à sept petites heures de marche de Bagdad, des deux côtés du Tigre, sur la route de Bassora. Comme il n’y a pas de bac pour le passage du fleuve en cet endroit, nous dûmes envoyer devant nous une de ces barques rondes bituminées dont j’ai parlé, et qui alla dès la veille stationner en face des ruines. Puis nous sortîmes de Bagdad par le sud-est, en traversant une plaine fertile, bien cultivée par endroits, où rien n’arrêta notre attention jusqu’au bac de la Diyala, qui ne nous retint pas longtemps.
Je n’oublierai pas aisément ce lieu, où j’étudiai sur
le vif la fiscalité orientale. Parmi les indigènes qui faisaient
queue devant le bac se trouvaient quelques âniers
qui venaient des environs de Ctésiphon, où ils avaient
trouvé, non du bois, mais des broussailles sèches qu’ils
allaient vendre à la ville. Le combustible est très-rare
aux environs de Bagdad, donc fort cher, tandis qu’il
abonde en Assyrie d’où il serait si facile de faire descendre
sur Bagdad trois fois plus de trains de bois flotté
qu’il n’en arrive. La charge d’âne du menu bois dont je
parle se vendait, au marché, trois piastres trente paras
en moyenne, ce qui, lorsque la piastre est à quinze centimes
deux tiers, fait cinquante-neuf centimes. C’est
rude de faire, pour douze sols, environ quatorze lieues
par pluie et soleil, sans compter la maigre pitance d’un
âne. Vous croyez peut-être qu’au moins le pauvre
Ruines de Sispara, la ville antédiluvienne. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
homme n’a pas d’autre charge que celle que je viens de
citer ? On voit bien que vous ne connaissez pas la Turquie
civilisée. L’ânier paye pour passer le Diyala, vingt
paras, autant au retour, soit une piastre. Il en paye autant
comme droit d’octroi pour franchir les portes de la
ville : de façon que son bois vendu, il lui reste soixante-dix
paras (vingt-huit centimes), à cet homme qui a une
famille et une bête de somme à nourrir. Ces choses-là
ne se commentent pas. C’est l’envers de la médaille sociale
en Turquie. — Mais l’endroit ? — Eh bien, l’endroit,
c’est Constantinople qui pompe tout et ne rend
rien, ce sont les palais-joujoux sur le Bosphore, admiration
des Gaudissarts que les messageries impériales
vomissent chaque semaine sur le quai de Galata. Moi,
ce Bosphore me fait horreur. Tous ces seraïs, ces kiosques,
ce marbre, cet or, ces fanfreluches de la richesse
impudente où l’art a si peu à voir, ne servent qu’à me
rappeler d’autres souvenirs, et les flots bleus de cet incomparable
canal semblent à mon regard halluciné rouler
les larmes des millions d’hommes qui ont payé, obole
par obole, ces tristes monstruosités.
J’ai trop vu et trop comparé de pays divers pour avoir l’indignation facile, et je constate avec plus de dédain que de surprise la patience bovine avec laquelle la bête humaine, récalcitrante aux gouvernements faibles et doux, supporte et même soutient les plus abjectes tyrannies : mais il y a des choses qui passent toute mesure. Certes, nous avons eu et nous avons encore, dans l’Europe civilisée, nos classes souffrantes et nos inégalités sociales : mais chez nous, le luxe même perd le caractère égoïste, immoral et en quelque sorte offensant qu’il a en Orient. La richesse nous impose des devoirs auxquels nous ne cherchons pas à nous soustraire : le devoir envers nous-même de notre culture intellectuelle, d’un emploi intelligent de la fortune : le devoir envers les autres, de l’assistance et de la charité. Mais en