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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/85

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ne travaillent pas, et loin de nourrir les pauvres, ils vivent d’escroqueries pieuses aux dépens des gens simples.

Après avoir étudié le Tak-Kesra et les massifs de ruines qui l’avoisinent, nous passâmes le fleuve dans notre barque qui ne ressemblait pas mal à une grosse courge, et nous allâmes visiter les ruines de Séleucie.

Nous débarquâmes au sud dans un terrain marécageux qui portait encore les traces des hautes eaux. À travers les buissons ras, nous atteignîmes les talus dont les squelettes bizarres se dessinaient à l’horizon et qui étaient les remparts de l’antique cité. L’absence totale de pierres a été funeste à la conservation des antiquités babyloniennes : tout a été construit en briques, et quand la brique n’a pas été soumise à la puissante cuisson que j’ai signalée à Borsippa, elle se délite par l’action du temps et forme des masses de terre d’un gris jaunâtre que j’ai trouvées à Babylone, à Tekrit, à Ctésiphon, et dans les nombreux châteaux de Bahram de la Perse. Aussi quel soulagement, après avoir vu ces talus tombés « en bouillie, » d’être en présence de quelque chose comme la plate-forme de Persépolis, ou simplement les sculptures de Chahpour !

Des masses de débris, principalement des briques, des poteries, du verre, jonchaient le sol au pied de ces talus, que les gens du pays nomment traditionnellement es sour (le rempart).

Un grand rectangle, qui n’était qu’un vaste pâté de ruines et de briques décomposées, avoisinait le fleuve et occupait à peu près le centre des ruines : on l’appelait châ-el-baroud (emporte la poudre), parce que la salpêtrière du gouvernement, établie sur la même rive et à une portée de pistolet au nord, s’approvisionnait en cet endroit. Quelques autres pâtés voisins marquaient la place d’habitations antiques, ou bien d’îlots de maisons : ils figurent sur mon plan.

La carte du colonel Chesney, excellente en général, contient quelques erreurs plaisantes en ce qui regarde Séleucie, erreurs qu’il eût évitées s’il avait su l’arabe. J’ai dit que le grand massif des ruines s’appelle cha el baroud et j’ai expliqué ce nom : la carte écrit : ruines de Baroud. Les tronçons du mur s’appellent es sour, le rempart : la carte porte ruines de Sur.

Voici, à l’état brut, les notions que je trouve dans les écrivains anciens sur Séleucie. Je les commenterai ensuite.

Elle avait été fondée par Séleucus Nicator, sur le Nahar Malkha ou canal royal qui la coupait en deux. Le byzantin Théophylacte nous apprend qu’elle se trouvait environnée et protégée par le Tigre et l’Euphrate, c’est-à-dire, sans doute, le canal Malkha qui est une dérivation de l’Euphrate. Elle avait été bâtie de matériaux empruntés à Babylone, de la décadence de laquelle elle profita largement. Son plan représentait un aigle les ailes épandues : elle était peuplée de 600 000 âmes dans sa plus florissante époque, et elle en comptait 500 000 vers le temps de sa chute. Elle était plus grande qu’Antioche de Syrie : le district environnant était d’une insigne fertilité.

Elle fut victine des discordes intérieures de l’empire Séleucide. Les chefs rebelles de Médie, Antiochus et Hermias, la prirent et pour la punir d’avoir adhéré à leurs ennemis, ils en tirèrent une lourde contribution et exilèrent la magistrature indigène, qui formait un sénat de trois cents membres.

Plus tard, quand Trajan attaqua les Parthes, Séleucie fut prise par Avidius Clarus et Julius Alexander, lieutenants de l’empereur, qui l’incendièrent en partie. Sa ruine fut complétée par un général de Lucius Vérus. Sévère, et plus tard Julien, ne trouvèrent que des ruines où leurs soldats se donnèrent le plaisir de la chasse.

Voici une anecdote que je trouve dans Ammien à propos du sac de la ville sous Vérus.

Les soldats avaient enlevé d’un temple la statue d’Apollon Comœus et l’avaient envoyée à Rome ; d’autres, fouillant un temple, trouvèrent une ouverture étroite, l’élargirent, et au lieu du trésor qu’ils y cherchaient, ce fut la peste qui, renfermée là par l’art des Chaldéens, en sortit pour balayer l’Europe. On croit lire une légende bretonne.

Tacite dit que Séleucie ne s’était pas faite barbare (non in barbarum corrupta, ce qu’on a eu grand tort de traduire : corrompue à la mode des barbares, ce qui n’a pas de sens quand on sait quelle corruption remplissait l’orient romain). Il parle aussi du sénat des Trente et en loue la constitution. Quand les citoyens n’étaient pas divisés par les factions, ils bravaient les Parthes : il est vrai qu’ils abusaient parfois du droit de sédition, car dans une grosse émeute excitée à l’occasion des juifs, ils tuèrent cinquante mille de ces malheureux. À la suite d’une autre révolte contre Trajan, la ville fut prise et livrée aux flammes (116 de notre ère) ce dont elle se releva tant bien que mal.

J’ai cherché inutilement autour d’es sour le débouché du Nahar Malkha, et je crois que ce débouché était à deux kilomètres plus au sud. Il est bien possible que le plan de la ville, avec les angles saillants de son enceinte, ait figuré un aigle ou quelque chose d’approchant : mais ce qui en reste figure simplement un pentagone assez émoussé aux angles. Il me semble fort naturel, à la seule inspection du plan (voir la livraison suivante) de regarder la ligne de remparts au delà du Tigre, entre le Tak et le fleuve, comme la partie orientale et transtigrine des remparts de Séleucie : sans cela je ne comprendrais guère cette ligne de murs, car si elle était le rempart occidental de Ctésiphon, je ne puis me rendre compte de la direction des bouts de mur qui la rejoignent au fleuve.

En résumé, les géographes sont dans l’erreur en disant que Ctésiphon et Séleucie étaient séparées par le Tigre : il me semble évident que Séleucie était à cheval sur le fleuve, et que les cités jumelles n’étaient séparées que par le rempart que j’ai décrit. Quant aux 600 000 habitants (ou même seulement un demi-million) de Séleucie, il est impossible qu’ils aient tenu dans l’espace que j’ai décrit, et qui n’a pas pu renfermer plus de 30 000 âmes. On peut tout concilier en supposant que la ville se