Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 17.djvu/10

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant une partie de mon matériel (le reste avec mes laptots m’avait devancé) et les instruments que j’avais demandés en France et que le paquebot venait de m’apporter. C’étaient un baromètre, avec deux thermomètres, un petit sextant, un horizon à fluide, trois boussoles de poche, une montre à secondes, un chronomètre en or.

Il y avait aussi une boussole de nivellement, mais le volume, le poids de cet instrument, et le manque de moyens de transport, me forcèrent à le laisser à Bakel, où j’arrivai après avoir revu les divers postes échelonnés sur la rive gauche du Sénégal, Richard Toll, Dagana, Podor, etc. Débarqué à Bakel le 19, j’y passai quelques jours à chercher des chevaux et les ânes dont j’avais besoin. Pendant ce séjour, le gouverneur, le général Faidherbe, vint passer son inspection. Je reçus ses dernières instructions verbales, qui se résumèrent en ceci : « Partez le plus vite possible, marchez le plus rapidement que vous pourrez pendant que les chaleurs ne sont pas arrivées, et tâchez de gagner le Niger. » Puis, croyant peut-être que j’avais besoin d’un peu plus d’enthousiasme, il ajouta quelques-unes de ces paroles qui vont au cœur lorsqu’on l’a bien placé. Le lendemain il partait de Bakel, au bruit des salves d’artillerie de la terre et des bâtiments, et quelques jours après, le 26, je quittais aussi ce poste pour me rendre à Médine, dernière station française dans le fleuve, où seulement je pouvais organiser définitivement une petite caravane.

J’avais acheté à Bakel un cheval médiocre, petit, mais assez fort, le seul que j’eusse pu trouver, et que j’avais payé le double de sa valeur (248 fr.) ; malgré mon désir d’en procurer un au docteur, j’avais dû y renoncer, et lui donner le choix entre les deux chevaux achetés à Saint-Louis.

Douze ânes que j’avais pu me procurer m’avaient paru capables de porter tout notre matériel, dans lequel je comptais environ huit cents rations pour mes noirs, cinquante kilogrammes ds poudre, six cents cartouches, nos effets, les instruments d’observation, la pharmacie, etc., etc.

Pour ne pas fatiguer mes animaux, je fis transporter par le canot une grande partie de mon matériel jusqu’à Médine, et je me mis en route avec des animaux déchargés. Cela me permit de faire en moyenne dix lieues par jour et d’arriver à Médine le 30 octobre.

Si les eaux étaient trop basses pour permettre aux bâtiments à vapeur de remonter à Médine, leur crue était encore assez considérable pour nous créer des difficultés dans notre route par terre.

Le passage de la Falémé, où le courant est très-fort, ne put s’effectuer qu’à l’aide du canot que j’emmenais. Il en fut de même au passage du Dianou Khollé et à plusieurs autres marigots. La vase et la roideur des berges nous retardèrent et occasionnèrent des chutes quelquefois dangereuses. À Kotéré, hameau du Kaméra, un incident imprévu faillit mettre fin à notre voyage avant qu’il fût commencé.

Mes hommes, en arrivant, trouvant le chemin barré par la porte d’un lougan (champ ou jardin), voulurent la faire sauter[1]. Une vieille femme qui s’y opposa fut bousculée, et avant que j’eusse pu rétablir l’ordre, le village, en entier, sortait aux cris de la femme, assaillait nos hommes à coups de bâton, et leur arrachait leurs fusils. En vain le chef du village et moi nous cherchions à séparer les parties. La colère emportait tout le monde, et menacé moi-même d’un coup de poignard, bousculé à diverses reprises, j’eus besoin de faire appel à tout mon sang-froid.

Cette situation ne pouvait pas durer : en vain je recommandais à mes hommes de ne pas tirer, les Sarracolets[2] chargeaient leurs fusils et je voyais le moment où il ne nous resterait plus qu’à vendre chèrement notre vie, lorsque, par bonheur, je fus reconnu de quelques hommes du village, qui, en 1859 et 1860, avaient été placés sous mes ordres lorsque je commandais la Couleuvrine à Makhana. Ils s’unirent à moi et au chef et repoussèrent les jeunes gens du village, tandis que je réunissais les miens à l’aide de mon fidèle Bakary Gueye : on se rendit maître des animaux qui dévoraient le lougan, on les en fit sortir, et le calme se rétablit. Alors j’entrai dans le village avec M. Quintin et un laptot interprète ; je me fis rendre les fusils sans aucune difficulté, puis je tançai vertement les gens du village sur leur brutalité, leur rappelant que la force était un mauvais moyen à employer contre nous ; que si nous commettions un dommage à leur détriment, le commandant de Bakel était là pour leur rendre justice et les indemniser.

Le chef du village, qui s’était très-bien conduit, s’excusa et me pria de pardonner à ses administrés.

Le seul dommage réel fut la perte du verre du chronomètre cassé dans ma poche, sans doute par quelque coup auquel, sur le moment, je n’avais pas fait attention. Dorénavant cet instrument devait rester dans une boîte, et je ne pus l’utiliser que comme compteur à secondes.

À Médine, je m’occupai de la dernière installation de mes bagages, je pris des vivres, je disposai les charges des animaux, je fis emplette de quelques articles oubliés à Saint-Louis, et laissant M. Quintin chargé de préparer ces derniers détails, je me livrai à l’exploration du fleuve au-dessus des chutes du Félou au moyen du canot que j’avais apporté. Arrivé au pied de la cataracte on le transporta à terre sur sa charrette, et les mules le traînèrent dans le bassin supérieur.

La section du fleuve comprise entre les deux chutes du Félou et de Gouïna, avait été visitée par M. Pascal, sous-lieutenant d’infanterie de marine, en 1859, lors de son voyage dans le Bambouk. Avant lui, M. Brossard de Corbigny s’était rendu par terre jusqu’au Bagou Kho pendant l’hivernage de 1858. Moi-même, en 1860, j’étais allé par terre jusqu’à Gouïna, pendant la saison sèche. On disait à Bakel que M. Rey (ancien comman-

  1. À cette époque de l’année la récolte du mil n’est pas finie et pour empêcher les animaux d’aller manger la récolte sur pied, on barre les chemins avec des épines à l’entour des villages.
  2. Les Sarracolets ou habitants du Kamèra sont de la race Soninké.