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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/114

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déjà familiarisé avec les épreuves des expéditions polaires ; car, ainsi que le docteur, il avait compté au premier rang parmi les compagnons de Kane.

Le 16 juillet, le petit schooner leva l’ancre et sortit de la baie de Boston, salué par les applaudissements et les souhaits d’adieu d’une foule émue. Peu d’heures après il s’enfonçait dans les brumes de Terre-Neuve… Mais laissons la parole à son digne chef.

Peu d’incidents dignes d’attention marquèrent notre traversée d’Amérique en Groënland.

Je m’occupai d’abord de l’équipage : officiers et matelots réunis, je leur représentai qu’étant appelés à former seuls notre petit univers, pendant bien des mois peut-être, nos intérêts, notre ambition, notre vie même, tout nous faisait une loi de reconnaître les obligations qui nous liaient les uns aux autres ; que, si nous les avions toujours sous les yeux, nous ne trouverions pas difficile de subordonner les considérations de l’égotisme aux nécessités du bien-être et du salut de tous. La réponse fut telle que je la pouvais attendre et je me suis souvent félicité d’avoir, dès le début, établi nos relations mutuelles d’une manière si satisfaisante. Du commencement à la fin de notre voyage, je n’ai pas eu à constater la moindre infraction ni à mes ordres, ni à la discipline reconnue et acceptée de tous.

Ce point important réglé, vint le tour de la goëlette ; ici les difficultés étaient infiniment plus compliquées : impossible de rendre notre habitation un peu confortable, impossible de mettre un ordre quelconque dans le chaos de son chargement. Nous étions déjà secoués par les flots de l’Océan que notre pont offrait encore le spectacle du plus désespérant pêle-mêle : barils, caisses, planches, canots, colis de toutes sortes étaient cloués ou amarrés aux mâts et aux œuvres mortes ; tout était encombré et il ne restait de l’avant à l’arrière qu’un anguleux sentier tracé dans l’entassement. Pour lieu de promenade, nous n’avions que la dunette, étroit espace de douze pieds de long sur dix de large, et où il nous avait fallu laisser maint objet dont la vraie place eût été à fond de cale ; au-dessous des écoutilles, tout était bondé : pas un coin, pas un recoin, pas un trou qui ne fût rempli, et le désordre du pont devait nécessairement durer jusqu’à ce qu’une lame complaisante vînt balayer tout ce bric-à-brac ; je dis, complaisante, car nous n’aurions pu nous décider à rien jeter à la mer, et cependant nous étions tellement chargés que le pont, par le travers des passavants, ne s’élevait que d’un pied et demi au-dessus de l’eau, et qu’en se courbant sur le bastingage on pouvait toucher la mer. La cuisine occupait toute la place entre le panneau de l’avant et le grand mât, et l’eau embarquant par-dessus les murailles, inondait les passavants ; le feu de la cuisine et celui du cuisinier s’éteignaient souvent à la fois : je laisse à penser si la régularité de nos repas en était compromise.

Ma cabine se trouvait dans la partie arrière du roof ; elle s’élevait de deux pieds au-dessus du pont, et mesurait six pieds de long et dix de large. Deux œils de bœuf pendant le jour, la nuit, une lampe grinçant dans ses supports, éclairaient mon réduit d’une faible lueur. Le charpentier confectionna une couche étroite à mon usage et lorsque je l’eus recouverte d’un magnifique tapis brodé, et entourée de brillants rideaux rouges, je fus ébloui du luxe qui allait être mon partage.

Devant ma cabine, un espace assez restreint était occupé par l’échelle du dôme, l’office du maître d’hôtel, le tuyau de poële, un baril de farine et la chambre de M. Sonntag. En descendant deux marches, on se trouvait dans le carré des officiers, petite pièce de douze pieds de côté et de six pieds de hauteur, lambrissée de chêne et contenant huit cadres (lits), dont, par bonheur, quelques-uns n’avaient pas de maîtres. On le voit, notre installation ne pouvait guère prétendre au titre de confortable ; celle des matelots n’était pas meilleure : ils se trouvaient logés sous le gaillard d’avant, tout contre les murailles du navire.

Notre route passait entre l’île de Sable et les caps orientaux de Terre-Neuve. Ceux qui ont navigué dans les parages de la Nouvelle-Écosse, se rappellent leurs brouillards lourdement suspendus, sur la mer, pendant la chaude saison surtout ; nous en eûmes plus que notre bonne part ; dès le second jour de la traversée, nous avions appris à les connaître. Pendant une semaine nous fûmes enveloppés d’une atmosphère si dense que le soleil et l’horizon avaient complétement disparu pour nous. Nous ne pûmes faire une seule observation, et pendant cette période il nous fallut recourir sans cesse à la sonde et à nos calculs ; mais des courants variables rendaient fort douteuse cette méthode d’appréciation.

Cependant les latitudes fuyaient sous notre rapide sillage, et peu de jours après nous labourions les eaux qui baignent les côtes rocheuses du Groënland. Le 30 juillet, à huit heures du soir, j’eus la joie de repasser le Cercle polaire arctique ; nous pavoisâmes la goëlette tandis qu’une salve de canon témoignait du plaisir que nous éprouvions à entrer enfin dans notre champ de travail.

Vingt jours à peine s’étaient écoulés depuis notre départ de Boston, et, en moyenne, nous avions fait cent quatre-vingt kilomètres par jour : la côte du Groënland, cachée par un nuage, était à dix lieues environ sur notre droite, le cap Walsingham par le travers de notre gauche, et si l’état de l’atmosphère l’eût permis nous aurions aperçu de la hanche de babord le haut sommet du Suckertoppen. La terre était encore voilée à nos regards, mais nous avions croisé le premier iceberg, nous avions vu le soleil de minuit, nous entrions dans la période des jours sans fin. Le soleil inondait encore ma cabine que la douzième heure sonnait à la modeste pendule qui faisait entendre son tic tac au-dessus de ma tête. Ayant pendant plusieurs années vécu de cette étrange vie, elle n’avait plus d’inconnu pour moi, mais les officiers ne pouvaient dormir et erraient çà et là, comme dans l’attente du crépuscule ami qui leur portait le sommeil.