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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/126

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un canot, et, de vrai, il était là devant nous, l’objet de mes recherches, nous regardant de tous ses yeux ; il me reconnut parfaitement ainsi que M. Sonntag et se rappela même nos noms.

Six ans de séjour parmi les naturels de cette côte désolée l’avaient entièrement abaissé au niveau de leur laideur dégoûtante ; il était accompagné de sa femme portant son premier-né sur son dos, dans un capuchon de cuir, de son beau-frère, jeune garçon au regard vif et brillant et de sa belle-mère « vieille commère à la langue bien pendue. » Ils étaient tous vêtus de peaux et nos hommes les examinaient avec la plus grande curiosité ; jusque-là, nous n’avions pas encore rencontré d’Esquimaux entièrement sauvages.

À travers des rochers abrupts et de hauts amas de neige, Hans nous conduisit à sa tente, située sur une colline escarpée à deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer, position étrangement incommode pour un pêcheur, mais très-convenable comme poste d’observation. C’est là que pendant de longues années, il avait guetté le navire tant désiré ; les étés s’enfuyaient et il soupirait toujours après sa patrie et les amis de sa jeunesse. La tente était un assez triste logis en cuir de phoque, à la mode esquimaude et à peine assez large pour abriter la petite famille qui se pressait autour de nous.

« Hans voudrait-il venir avec moi ?

— Oui.

— Avec la femme et le marmot ?

— Oui.

— Voudrait-il venir sans eux ?

— Oui. »

Je n’avais pas le loisir d’examiner à fond l’état de son esprit, et sachant par ouï-dire que la séparation de deux époux est un événement regrettable, je donnai à la jeune Esquimaude le bénéfice des conventions de notre monde civilisé, et je l’emmenai à bord avec le mari, le poupon, la tente et tous leurs pénates. La vieille et le garçon aux yeux noirs criaient et voulaient nous suivre, mais n’ayant point assez de place pour tout ce monde, je les abandonnai aux soins du reste de la tribu, au nombre d’une vingtaine ; ces Esquimaux accouraient joyeusement sur la colline ; je leur distribuai quelques cadeaux, et retournai vers le navire.

La placidité de maître Hans n’avait pas été un seul instant troublée ; il eût certainement été tout aussi satisfait de laisser sa femme et son enfant à leur sauvage parenté, et si je l’avais alors connu tel que j’appris plus tard à le faire à mes dépens, je n’aurais pas perdu quelques heures à interrompre le cours de sa barbare existence.

À cinq heures du soir, je me retrouvai sur la goëlette ; le vent avait fraîchi pendant mon absence, et voulant profiter de ce changement favorable, je m’étais hâté de revenir sans prendre le temps de visiter à quelques kilomètres à l’est du cap, un village esquimau situé au nord d’une profonde baie, tout près d’un endroit nommé Kikertait (le lieu des îles).

En prévision d’une survente et d’une rude nuit, Mac Cormick avait pris un ris, et la goëlette avec ses voiles frémissantes et gonflées semblait aussi impatiente qu’un lévrier tenu en laisse ; lorsqu’on eut mis la barre au vent, elle tourna vers le nord par un mouvement des plus gracieux, et après s’être arrêtée comme pour prendre son élan, elle fila sur la mer avec une vitesse de dix nœuds à l’heure. Îles, caps, baies, icebergs, glaciers, disparaissaient derrière nous, et, tout enivré de cette chance extraordinaire, l’équipage était de fort bruyante humeur. Pendant que nous traversions successivement les groupes d’icebergs, j’observais avec curiosité l’insouciante audace qui animait les hommes du quart. Dodge était sur le pont, Charley, vieux loup de mer qui avait roulé par tous les temps et toutes les latitudes, tenait le gouvernail, et il me semblait qu’entre les deux s’établissait une sorte d’entente tacite dans le but d’expérimenter de combien on pouvait approcher des glaces sans les toucher. Nous passions souvent dans des canaux très-étroits, et la goëlette, au lieu de suivre le milieu du chenal, venait sur l’un ou sur l’autre bord au moment le plus critique. Naturellement, « ce n’était pas leur faute. » Lorsque je réprimandai Charley sur sa manière de gouverner, il m’assura que le navire ne pouvait obéir à la barre lorsque, par le vent qu’il faisait, il portait tant de toile à l’arrière. Je fis donc loffer et mettre la grand’voile au bas ris, et soit qu’ils n’eussent plus d’excuse raisonnable pour agir autrement, soit que nous eussions paré à une difficulté réelle, le bâtiment put suivre une route se rapprochant un peu plus de la ligne droite ; nous filions sur cette mer sans lames avec une rapidité qui donnait le vertige.

Cette course effrénée faillit aboutir à une catastrophe. Devant nous se dressaient deux hauts sommets de cristal à peine séparés par un intervalle de vingt brasses ; il eût fallu dévier de notre chemin pour les éviter et je demandai à Dodge s’il se faisait fort de diriger la goëlette à travers l’étroit passage ; toujours prêt à courir au-devant du péril, il assuma volontiers cette responsabilité, mais quelle fut notre terreur en reconnaissant, trop tard, pour tourner à droite ou à gauche que ces blocs étaient deux fragments du même colosse et se réunissaient à quelques pieds seulement au-dessous de la surface de la mer ; par bonheur, la transparence de l’eau en dissimulait la profondeur réelle, mais la quille toucha deux fois sur ce terrible défilé et pendant que la goëlette jouait, avec une sorte d’hésitation, le dangereux rôle de traîneau, j’avoue que j’eusse voulu être à mille lieues du gaillard d’avant.

Pendant cette navigation, nos nouveaux amis divertissaient fort l’équipage. Hans était dans la jubilation et le laissait voir autant que le permettait sa stupide nature ; sa femme montrait un curieux mélange d’orgueil et d’ébahissement, et tout écrasée par l’imprévu de sa nouvelle situation, elle semblait avoir contracté une grimace chronique ; le marmot criait, hurlait, riait, comme tous ceux de son âge.

Armés de seaux d’eau chaude, de savons, de peignes, de ciseaux, les matelots se mirent en devoir de préparer