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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/210

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que nous pûmes constater, dès le soir même de notre arrivée, c’est que la Maison rouge était un des hôtels les meilleurs et les mieux tenus que nous eussions encore rencontrés dans la vallée du Rhin. Non qu’on n’y retrouve, comme ailleurs, les raves crues nageant dans un lac de mauvais vinaigre, le lièvre aux confitures, le rôti aux pruneaux ; mais ceux qui ne sont pas romantiques en cuisine et qui n’ont pu encore habituer leur palais à ce mélange des genres, trouvent, dans la longue série de plats qui se succèdent avec une lenteur tout allemande, de quoi contenter leur appétit. Quant aux lits, les draps y sont comme dans tous les hôtels où nous avons couché depuis que nous avons franchi la frontière ; on ne saurait les comparer à ces bons draps français qui s’engagent avec la couverture sous le matelas et qui vous enveloppent tout entier de leur fraîche blancheur ; mais il est exagéré de dire, comme l’ont fait certains voyageurs, qu’ils ne sont pas plus grands que des serviettes et que le même linge sert pour les lits et la table. J’affirme qu’en se ramassant en boule, on arrive à tenir presque tout entier sous le drap, au moins dans les bons hôtels comme celui-ci ; seulement il faut se garder de remuer en dormant, autrement ce large mouchoir, qui n’adhère au lit par aucun de ses côtés, glisse à terre, et l’on se réveille transi.

Le lendemain, aussitôt réveillé, et pendant que mon compagnon de voyage dormait encore, je commençais à parcourir la ville, que j’étais depuis longtemps curieux de voir. Mon premier coup d’œil fut pour l’hôtel lui-même, un des principaux ornements de la place du Grand-Marché (Haupt-Markt). C’est un élégant, irrégulier et bizarre édifice, construit au quinzième siècle, et qui passe pour avoir été autrefois l’hôtel de ville, quoique d’après les dernières recherches, ç’ait été plutôt une maison bâtie par la commune, maison qu’elle employa de diverses manières et qu’elle donna plusieurs fois à loyer. Le nom en vient des bandeaux de pierre rouge qui règnent à différentes hauteurs tout autour de l’édifice, et du champ rouge sur lequel ressortent les chambranles des fenêtres. Le bâtiment est crénelé ; on croirait d’abord, en le regardant de bas en haut, que, comme un donjon, il va finir par une terrasse ; mais, entre les créneaux, s’élève un grand toit pointu couvert d’ardoises et percé de fenêtres. Aux deux coins de la façade principale, sur le Haupt-Markt (ce n’est pas cette façade qu’a représentée, la trouvant sans doute trop connue, l’habile artiste, M. Stroobant, dont nous reproduisons ici les dessins), se dresse un chevalier la lance au pied. Ce qui frappe aussi tout d’abord les yeux, c’est l’inscription, en grandes lettres noires, qui se lit sur cette même façade :

Ante Romam Treviris stetit annis mille trecentis.
Perstet, et æterna pace fruatur ! Amen !

« Trèves s’éleva mille trois cents ans avant Rome. Puisse-t-elle durer, et jouir d’une éternelle paix ! Amen ! »

Ainsi, une des premières choses qui frappent ici les yeux de l’étranger, c’est ce distique barbare, dont l’auteur inconnu traite avec tant de sans-façon les règles de la quantité latine, c’est cette naïve forfanterie du patriotisme local. À en croire l’interprète anonyme de la croyance populaire, Trèves serait de treize siècles plus vieille que Rome. On ajoute même que la fondation de Trèves serait due à un certain Trebeta, fils de Ninus et de Sémiramis. Metz, sa voisine sur la Moselle, est plus modeste ; elle se contente de remonter à la guerre de Troie et de se donner pour premier auteur un compagnon d’Énee ; il lui suffit de se dire contemporaine de Rome. Quelque fantastique que puisse paraître toute cette chronologie, les traditions relatives à l’ancienneté de Trèves jouissaient au moyen âge d’un grand crédit dans toute la vallée du Rhin. Ce qui le prouve, c’est que nous les voyons acceptées par ceux-là mêmes dont la vanité aurait eu intérêt à les contester. On lit sur la tour de la grosse horloge de Soleure, en Suisse, ces deux vers, qui ne valent guère mieux que ceux de Trèves :

In Celtis nihil est Soloduro antiquius, unis
    Exceptis Treviris, quorum ego dicta soror.

Chez les Celtes rien de plus ancien que Soleure, à l’exception de la seule Trèves dont on me dit la sœur. »

Ce qui est certain, c’est que les Trévires appartenaient à la branche kymrique de la race gauloise ; sous un nom qui s’est conservé, avec une légère altération, jusqu’à nos jours (Trèves en français, Trier en allemand) la tribu kymrique qui s’était établie sur la Basse-Moselle jouissait déjà d’une grande réputation de richesse et de puissance au moment où Jules César attaqua la Gaule chevelue. Les Trévires formaient comme l’avant-garde de la famille celtique, au nord-est de la Gaule belgique, sur la rive gauche de ce grand fleuve souverain que la nature semble avoir destiné à servir de frontière entre les empires ; leurs habitudes militaires et leur ardeur belliqueuse s’entretenaient dans une lutte incessante contre les Germains. Aussi accueillirent-ils d’abord comme un allié, comme un libérateur, César, le vainqueur des Helvètes et des bandes Suèves d’Arioviste. Au bout de quelque temps, ils s’aperçurent que le protecteur devenait maître, et s’associèrent au soulèvement qui éclata pendant l’hiver de l’an 54 avant notre ère. Un de leurs chefs, Indutiomar, qui avait des premiers signalé le danger et conseillé la résistance, tomba glorieusement, les armes à la main, après avoir manqué détruire le corps d’armée de Labiénus. Celui-ci, dans la dernière année de la guerre, obtint sans peine la soumission définitive des Trévires qui, sous Auguste, furent rangés parmi les peuples libres (civitates liberæ), c’est-à-dire qu’ils obtinrent de garder leurs usages et leurs lois sous la condition de payer un tribut et de fournir un corps d’auxiliaires. Leur capitale, dont il est fait alors mention pour la première fois dans l’histoire, prit le nom d’Augusta, Trevirorum.

Les Trévires avaient heureusement choisi l’emplacement de leur cité principale, de leur ville du milieu, comme on disait chez les Gaulois. Elle s’était élevée à