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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/223

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ture même, les vers où le poëte célèbre la limpidité de cette Moselle « qui n’a pas de secrets, secreti nihil amnis habens, » les images du ciel et de la terre qu’elle réfléchit dans son clair et mobile miroir, le gravier où les remous creusent de légers sillons, les grandes herbes qui se tendent sous l’effort du courant et qui livrent au flot leur longue et frémissante chevelure. On trouve encore dans ce poëme, dont les défauts choquent moins et dont les beautés font plus de plaisir quand on le lit ainsi, deux longues descriptions, l’une consacrée aux différentes espèces de poissons que renferme la Moselle et aux plaisirs de la pêche, l’autre qui a pour objet les vendanges et la gaieté bruyante qui les suit. On rencontre partout quelques traits heureux qu’affaiblissent presque aussitôt la prolixité et la recherche : c’est toujours le même effort pour tout peindre par le menu, pour n’omettre aucun détail, pour tout dire et tout rendre, effort qui trahit la décadence et qu’on retrouve dans toutes les littératures vieillies et fatiguées. Ausone termine en comparant la Moselle à sa Garonne natale, « semblable à une mer, » et il finit, comme il avait commencé, par une nouvelle et plus enthousiaste apostrophe à ce fleuve, sur les bords duquel il avait retrouvé une autre patrie : « Salut, mère féconde des fruits de la terre et des vaillants hommes, Moselle ! Tu as, pour parer et illustrer tes rives, une noblesse renommée, une jeunesse exercée à la guerre, une éloquence qui rivalise avec celle que l’on entend aux bords du Latium. »

Cependant, tout en tournant les feuillets du livre, nous jouissions des aimables paysages au milieu desquels la Moselle vous promène, comme pour vous les mieux faire goûter, en de longs et lents détours qui dessinent à chaque instant d’étroites presqu’îles dont les crêtes dominent le fleuve à droite et à gauche. Après une assez longue navigation, on se retrouve souvent à la même distance d’une colline ou d’un clocher que l’on avait déjà remarqués ; parfois même on est fort étonné de s’en être éloigné dans la direction opposée à celle que l’on devrait suivre. Tout autour de Pisport, le Pisonis portus des Romains, et de Müstert, les pentes inférieures des coteaux portent des vignobles qui produisent l’un des vins les plus estimés de la Moselle ; notre gravure (voy. p. 220) reproduit fidèlement l’aspect sévère de l’Ohligsberg et du Neuberg, dominant de vertes rives et de riants villages comme Müstert, Reinsport, Nieder-Emmel, Minheim. Plus loin, on arrive à Berncastel, pittoresque petite ville, au-dessus de laquelle s’élèvent les ruines d’un vieux château (Beronis castellum), probablement d’origine romaine, qui a été détruit et rebâti bien des fois. L’excellent vin que l’on récolte à Berncastel s’appelle le Docteur (Doctor) parce que, selon la tradition, il a guéri un chapelain d’une maladie incurable.

Ce chapelain était probablement de l’humeur de l’excellent évêque Hontheim, un des plus anciens historiens de Trèves. Le docte et naïf chroniqueur cite le vieux dicton trévirois : Vinum mosellanum est omni tempore sanum. « Le vin de la Moselle est en tout temps sain. » Puis il le développe en des termes qui font plus d’honneur à son patriotisme qu’à son austérité. « Personne n’ignore, dit-il, l’abondance, la salubrité, la bonté, la force du vin de Moselle ; il y a plaisir à s’en griser, sans que ni le cœur ni la tête en souffrent, sans que l’on ait à craindre de fatigue pour le lendemain. » Ce qui prouve d’ailleurs quelle quantité de vin produisit bientôt, sous les Romains, la vallée de la Moselle, et quel commerce en fit Trèves, c’est l’explication que donne une vieille tradition populaire de l’existence d’un aqueduc ruiné qui semble avoir suivi, à quelques écarts près, la grande voie de Trèves à Cologne. Les savants qui en ont étudié les débris croient qu’il y avait là deux aqueducs, partant d’un réservoir commun placé quelque part sur la ligne de faîte, réservoir où se seraient réunies les eaux du massif de l’Eifel, et qui les aurait versées en partie vers Cologne, en partie vers Trèves. Mais, dans les villages que traversent les restes de ces conduits, on attribue à cet ouvrage une autre destination : les gens de Trèves, raconte-t-on, auraient construit ce canal pour faire passer plus facilement et plus abondamment du vin à leurs amis de Cologne.

Revenons au riche panorama qui se déroule devant nos yeux, et dont, faute d’espace, nous ne saurions signaler tous les détails intéressants. Trarbach, village de 1 500 habitants, est à peu près à mi-chemin entre Coblentz et Trèves et offre, à qui voudrait s’y arrêter un jour ou deux, de charmantes promenades entre lesquelles on n’a que l’embarras du choix ; c’est là une des parties les plus pittoresques de la vallée de la Moselle. Au sud s’ouvrent des vallons latéraux arrosés par d’aimables ruisseaux. Les collines qui les bordent sont couvertes de vignes ou de bois. Les murailles de Trarbach, percées de trois portes et flanquées de vieilles tours, et les ruines de la Græfinburg, qui la dominent, donnent à cette ville un aspect original. En face de Trarbach, sur la rive gauche de la Moselle, se trouvent Traben, et sur la hauteur qui domine le village, les débris du fort Montroyal, que Louis XIV y avait fait construire à grands frais par Vauban (1681) et que le traité de Ryswick l’obligea à faire démolir.

Enkirch est le bourg le plus peuplé que l’on rencontre entre Trèves et Coblentz. Au-dessus d’Alf, se dressent sur une hauteur les ruines de la Marienburg, d’où l’on découvre une vue magnifique sur les sinuosités de la Moselle, ses vignobles, ses forêts et ses vieux châteaux. Après Cochem[illisible], cessent les sinuosités de la Moselle qui coule dès lors jusqu’à Coblentz, sans faire de détours sensibles, dans une même direction, celle du nord-est. Les voyageurs qui ne sont pas pressés par le temps s’arrêtent à Moselkern pour aller visiter le château d’Elz, et à Brodenbach, pour gravir, dans le vallon de l’Ehrenbach, jusqu’aux ruines de l’Ehrenburg, les plus belles, assure-t-on, de toute la vallée de la Moselle ; mais nous nous étions attardés à Trèves, et force nous fut de suivre le bateau jusqu’à Coblentz en face de la fameuse citadelle d’Ehrenbreitstein.