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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/227

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faire quelques mois d’école buissonnière dans les Prairies. Le voyage était tentant : il est vrai que nous pouvions nous faire scalper en route par les Indiens, s’il leur plaisait, comme jadis à Cabrion, l’effroi de l’immortel Pipelet, d’avoir de nos cheveux.

La crainte d’être arrêté par les Peaux-Rouges n’était pas cette fois puérile. Depuis quatre ans, les Indiens des Prairies étaient en guerre avec les États-Unis, et à maintes reprises le territoire de Colorado, où, nous nous dirigions, avait été mis à feu et à sang. Il est vrai que les blancs avaient à leur tour exercé contre les sauvages du désert les plus terribles représailles. Être scalpés ou nous voir condamnés aux plus affreux supplices était donc le sort qui pouvait nous atteindre ; mais, comme dit le proverbe, on ne meurt en définitive qu’une fois.

Les nouvelles que j’avais eues à Paris, avant de partir, n’avaient pas cessé que d’être fort peu rassurantes. Dans le courant du mois de juillet, divers employés du chemin de fer du Pacifique, qui du Missouri s’avance vers les montagnes Rocheuses, avaient été surpris par les Indiens et impitoyablement massacrés. L’un d’eux avait été frappé d’une balle, d’un coup de couteau, assommé, enfin scalpé encore vivant. Échappé par miracle à la mort, il avait raconté lui-même son supplice, et tous les journaux des États-Unis et d’Europe avaient répété à l’envi ce récit fait pour effrayer les plus braves[1]. La réalité touchait ici au roman.


Carte des États-Unis et du chemin de fer du Pacifique. — Dressée par L. Simonin et Dumas-Vorzet. — Route suivie par M. Simonin.

Un autre jour, les Peaux-Rouges avaient arrêté et fait dérailler un train, tuant le conducteur et ses hommes. À la même époque, les Indiens du Colorado attaquaient dans le désert la diligence continentale, tuaient

  1. Le Messager franco-américain de New›York raconte ainsi cet épisode, dans son numéro du 2 août 1867 :

    « Les corps des blancs que les Indiens ont massacrés à Plum-Creek ont été rapportés à Omaha, où la foule se pressait pour apercevoir les cadavres de ces hommes qu’elle avait vus naguère pleins de vigueur et de santé. Mais ce qui excitait le plus vivement la curiosité, c’était un Anglais, nommé William Thompson, dont on avait annoncé la mort, et qui revenait vivant… mais dans quel état ! Le malheureux était scalpé. C’était une chose hideuse à voir que cette tête dépourvue de cheveux et de peau. M. Thompson est peut-être le premier homme qui, scalpé par les Indiens, soit sorti vivant de leurs mains. Voici en quels termes il fait le récit de l’aventure :

    « Mardi, sur les neuf heures du soir, nous étions partis de la station de Plum-Creek pour aller à quelque distance remettre en état le fil télégraphique, qui s’était brisé. Comme nous arrivions, des Indiens surgirent de l’herbe, où ils se tenaient cachés, et nous entourèrent. Nous leur tirâmes deux ou trois coups de feu, après quoi, voyant que nous allions être saisis, nous prîmes la fuite.

    Un Indien, monté sur un poney, s’élança au galop sur mes traces, et, quand il ne fut plus qu’à une dizaine de pas, il me tira un coup de fusil qui m’atteignit au bras droit. Saisissant ensuite son arme par le canon, il m’asséna sur la tête un terrible coup de crosse qui me renversa. Il mit alors pied à terre, prit son couteau à la main, me le plongea dans le cou, puis saisissant fortement ma chevelure entre les doigts, il commença à me scalper.

    J’endurais d’horribles souffrances et d’inexprimables angoisses ; mais j’avais toutefois conservé assez de présence d’esprit pour comprendre qu’il me fallait feindre d’être mort : mon salut était à ce prix. Et cependant l’Indien continuait toujours à me scalper. C’était une torture inouïe, intolérable ; il me semblait qu”on m’arrachait la tête. Enfin je reçus, près de la tempe gauche, le dernier coup de couteau qui acheva de me scalper, et je vis l’Indien remonter à cheval et s’éloigner au galop, emportant ma chevelure et ne se doutant guère que je vivais encore. »

    Dans ce récit, la victime ne dit pas que l’Indien, en remontant précipitamment à cheval, laissa tomber le scalp qu’elle ramassa. Aujourd’hui M. Thompson est encore à Omaha, où tous les voyageurs peuvent le voir. Il n’est pas du reste le seul blanc que les Indiens aient scalpé vivant, et l’on cite plusieurs pionniers et soldats qui se sont trouvés dans le même cas. On en est quitte pour porter perruque.