fornie, tandis qu’un coche supplémentaire nous menait tout droit à Chayennes, la merveille des Prairies, la cité magique, comme on l’appelait alors, et elle méritait bien ces deux titres.
Chayennes n’existait pas au mois de juillet précédent, et les Indiens dont elle a pris le nom campaient dans le voisinage. Le Loup-Tacheté y commandait encore ses bandes, et y scalpait les blancs. À la fin de septembre, quand nous passâmes à Julesbourg, Chayennes comptait déjà deux mille habitants et trois mille à la fin d’octobre, marquant la loi de sa croissance par un millier d’habitants chaque mois, et se peuplant, s’édifiant avant même que le chemin de fer l’eût atteinte. Avant d’être, comme aujourd’hui, une des principales stations du grand railway du Pacifique, elle avait déjà des journaux, des hôtels, de beaux magasins. Elle avait nommé un conseil municipal, dont la première mesure avait été de défendre le port des armes aux habitants, ce qui avait assuré à tous la plus profonde tranquillité. Enfin, on y bâtissait partout, partout on entendait le bruit de la scie ou du marteau travaillant le bois ; les maisons arrivaient en nombre de Chicago, toutes faites ; les émigrants suivaient par derrière, en files serrées : c’était la moderne Salente, rivale de celle qu’a célébrée Fénelon.
Nous étions descendus à Chayennes, à Dodge house, mais le général Stevenson, commandant le fort Russell, voisin de la ville, était venu nous arracher à cet hôtel improvisé, et nous offrir une tente près de la sienne, en pleine prairie. Comme tous les hôtels de l’endroit, la maison du Doge n’avait qu’une seule chambre ; c’était, il est vrai, un immense dortoir, qui n’abritait pas moins de vingt à trente lits à la fois, ou quarante à soixante voyageurs ; car la fraternité américaine permet qu’on couche deux dans le même lit. Néanmoins nous pensâmes qu’une tente valait mieux, dût-on y coucher par terre, et nous acceptâmes de grand cœur celle que nous offrait le général Stevenson.
Notre campement, au fort Russell, ne fut pas de longue durée ; car, dès le 6 novembre, la nouvelle ayant été officiellement annoncée que les commissaires allaient arriver, le général désigna les officiers et les soldats qui devaient leur servir d’escorte, et fit préparer le nombre de fourgons nécessaires aux hommes et aux provisions.
De bonne heure nous quittâmes le fort. Une trentaine de fourgons, traînés en tout par cent cinquante bêtes, trente-cinq muletiers et agents divers, enfin soixante soldats, composaient le gros de l’expédition. Les soldats étaient montés dans les fourgons avec tout leur attirail de campement. À la tête du convoi caracolaient les officiers. Le temps était épouvantable, comme il l’est quelquefois pendant l’automne dans les Prairies, à une altitude de deux mille mètres. Trois jours auparavant, un ouragan terrible, accompagné de neige, avait passé sur le fort Russell ; et si la neige avait bientôt fondu aux rayons du soleil, la tempête avait continué de souffler comme un véritable cyclone. La poussière, soulevée en épais tourbillons, entrait dans les fourgons, ouverts sur le devant, et aveuglait littéralement ceux qui étaient à l’intérieur. Le froid était piquant ; le thermomètre se tenait au-dessous du point de congélation de l’eau ; car le vent, venant des montagnes Rocheuses, avait passé sur leurs cimes glacées.
C°est dans de telles conditions que, partis du fort Russell le matin, nous arrivâmes vers l’après-midi à Hill’s-Dale (vallon de la Montagne). Cette localité était alors la dernière station du chemin de fer du Pacifique, titre qu’elle allait abandonner à Chayennes, qui à son tour le céderait bientôt à sa voisine de l’ouest.
Hill’s-Dale manquait d’eau et de bois, et le vent des Prairies y soufflait avec une violence qui semblait s’être encore accrue. En outre les commissaires qui devaient arriver par le chemin de fer du Pacifique n’étaient pas même signalés. Que faire ? Le long de la voie, tout près de la station, on creusait un puits artésien, mais l’ouragan dérangeait les manœuvres, et nous ne pouvions attendre que la nappe d’eau fût atteinte pour abreuver nos mules et nos chevaux.
La localité faisait peine à voir. Quelques buvettes seules restaient debout : tout le monde, marchant à l’ouest, comme la voie ferrée, avait émigré à Chayennes. Il fut donc décidé que l’on irait camper dans la prairie, à quelques milles de Hill’s-Dale. Là on trouverait, dans un endroit bien connu des caravanes, de l’eau vive et du bois, deux choses indispensables dans le désert.
Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous arrivâmes vers quatre heures, était déjà occupé par les muletiers partis le matin de fort Russell, et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires apportaient aux Indiens. Nos hommes prirent place à côté de ceux qui étaient venus les premiers. Les soldats installèrent prestement leurs tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au milieu de la nuit. Les muletiers, creusant un trou en terre, y allumèrent du bois, établirent là leurs fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de temps les flat-jacks, sortes de beignets ou de crêpes, le jambon ou le lard découpés en tranches, pendant que, sur un coin du foyer, une immense bouilloire recevait le thé ou le café, formant la boisson habituelle de tout souper américain. Les muletiers, dans les excursions du Grand Ouest, sont toujours les premiers et les mieux servis, et nos hommes avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient à peine le leur, et que le maître coq des officiers, au mess desquels nous étions conviés, n’avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai que c’était un poêle en fonte et en tôle de fer, et que son installation seule demandait, par le vent qui régnait, plus de temps qu’il n’en fallait pour faire cuire le repas.
Le coucher, comme le souper, laissa pour nous beaucoup à désirer. Notre fourgon nous servit d’abri. Une peau d’ours fut notre lit, et une peau de buffle